Recueil. Tôle froissée
« Vivre c’est pas rien. Vivre c’est vivre. » Avec son dernier recueil Tôle froissée la bouche de Lili Frikh s’entrouvre sur l’indicible. Nous entrons dans l’Camion qui roule avec tout l’monde dedans, sans racine, rempli par le silence des autres. Dans un camion où la compréhension de soi et d’autrui pourrait s’opérer.
« Pourquoi toi tu dis pas Mon camion. Hein pourquoi ? Tu sens qu’il est pas à toi l’Camion ? Que l’Camion de tout l’monde est à personne ? Que Personne c’est plus grand que toi plus grand que tout l’monde … Tu veux pas répondre ? C’est pas con. Pas répondre c’est pas con… »
Les poèmes réunis dans cette tôle roulante secouent les colonnes. Ils interpellent nos strates inconscientes sous la forme d’un questionnement d’une abrupte loyauté, puisant à la source des propriétés d’élucidation du lecteur. Les mots ont le souci d’aller à ce qu’il y a de plus réel pour embrasser le vide. Un souffle tourmenté qui nous redonne l’espoir de demeurer dans l’intense.
Détachée de tout vérisme psychologique, Lili Frikh cherche la vérité des rapports et des sensations, suivant le fil d’une intrigue épouillée. Il n’y a sur cette crête aucune recherche de virtuosité ou d’équilibre, juste la volonté d’éprouver ce qui se passe. C’est déjà beaucoup, c’est même mieux que de tenter d’y glaner une stabilité quelconque. Nous sommes sur la route en 1930, 2018, ou 2030, quand, où, pourquoi… tout cela n’a guère d’importance. On ne sait plus bien quoi penser. D’ailleurs « Il n’y a peut-être rien à trouver. Il n’y a peut-être pas de l’ordre dans l’eau qui coule… Seulement une soif. » On s’imagine, ou on constate que le monde a subi une fragmentation forcée résultant d’un grand effondrement et les tôles du monde s’en trouvent froissées.
Voilà… Maintenant, on pourrait dire que dans ce recueil où réalité et imaginaire se distinguent bien peu, Lili Frikh fait son travail. Elle accomplit sa besogne poétique, orchestre une sonate, intime et sociétale, sur le devenir des expériences humaines en général. Comme « une vierge et putain » qui dispenserait quelques charmes pour nous rappeler à la vie :
« T’es la preuve vivante. La preuve de rien mais vivante. Si c’est pas une preuve ça. Une vraie preuve de vie ! Et t’en a pas d’autre toi de preuve de toi. »
L’emploi de la seconde personne du singulier déjoue l’empiègement narcissique du « moi », il renforce la constitution du sujet en nous rendant présent. Le contours du tu s’enfonce dans les profondeurs abyssales du nous. C’est salvateur de sortir la tête du sable. Surtout que depuis un certain temps, les effets du dérèglement climatique, démocratique, sensoriel sont devenus de plus en plus perceptibles.
Après la glaciation sentimentale, la carte des activités a dû être redessinée et notre capacité d’autoproduction renforcée. Dans le néant, il faut se saisir des restes avec une extrême lucidité.
« … Y’a jamais eu de route. Tout à coup ton camion tu sais plus où il est. T’as l’impression qu’il avance plus. Tu vois plus les images qui défilent. Mais ton camion il avance plus avec les images. Ton Camion il continue dans le Grand Blanc… Et alors continuer c’est avancer. Et alors continuer c’est nulle part et alors avancer c’est nulle part c’est la vie et alors sur la route tu quittes la route et tu continues nulle part. Tu continues la vie. »
La passion du réel c’est un numéro de matricule qui précéde tous les poèmes de Tôle froissée. Une fois l’abstraction de l’image réduite, reste les mots. Ceux de Lili Frikh ont le souci d’aller à ce qu’il y a de plus réel pour embrasser le vide, chacun de ses poèmes vient le creuser. Parfois clivants, les mots ne cessent d’agir de leur tranchant pour dégraisser. Sagirait-il de concilier la violence et la douceur, la beauté et la laideur, la jouissance et la souffrance, la vie et la mort… Ou plutôt d’unifier ces éclats dans une fusion du temps et de l’espace, du réel et de l’onirique, dans le mouvement…
Jean-Marie Dinh
Image du film « Crash » de David Cronenberg
Tôle froissée éditions La rumeur libre 15€