Entretien avec Gilles Babinet
Digital champion » ou défenseur du numérique pour la France et auprès de la Commission européenne.
Source : Alternatives Economiques 11/04/2018
Le 17 mars, un lanceur d’alerte révélait que les données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook – un chiffre depuis porté à 87 millions, dont 2,7 millions dans l’Union européenne – avaient été détournées par le cabinet d’analyse de data Cambridge Analytica. Des données utilisées, à l’insu des internautes, pour les influencer lors de la campagne présidentielle américaine. Une autre société, Cubeyou, aurait elle aussi trompé des internautes grâce à des tests psychologiques postés sur Facebook.
Ce dernier scandale, révélé par la chaîne CNBC le 9 avril, met une pression sans précédent sur le réseau social. Son fondateur, Mark Zuckerberg, multiplie les mea culpa auprès du public et devant le Congrès, promettant des mesures pour sécuriser la confidentialité des données et mieux contrôler la publicité et les messages politiques sur son réseau. Mais cette série de scandales pose aussi la question de la puissance des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et de leur régulation. Nommé « digital champion » par la France afin de promouvoir le numérique dans l’Hexagone et auprès de la Commission européenne, Gilles Babinet estime que de nouvelles politiques antitrust sont à réinventer. Entretien.
Le scandale Cambridge Analytica, qui a provoqué la campagne #deletefacebook, peut-il porter un coup fatal à ce réseau social ?
Le scandale de Cambridge Analytica a révélé que les données privées de millions d’utilisateurs pouvaient être utilisées pour violer la loi sur la publicité politique, en l’occurrence pour inciter ces personnes à voter pour Donald Trump. Mark Zuckerberg était loin de se douter, lorsqu’il a créé Facebook en 2004, que l’influence de ce réseau social sur les élections américaines ou sur le référendum qui a mené au Brexit deviendrait pour lui un problème majeur.
Mais il y a aussi la question de l’addiction aux réseaux sociaux et le phénomène des « bulles sociales » qui fait que les gens s’enracinent dans leurs opinions. On découvre ainsi la puissance des algorithmes. Les fondateurs ont appris en marchant. Ils ne se sont pas montrés suffisamment vigilants et l’appât du gain semble l’avoir emporté sur tout autre agenda. Pour autant, je ne crois pas que les utilisateurs quitteront massivement Facebook, car il faut une haute conscience politique pour prendre ce type de décision.
Des ex-dirigeants de Facebook ont qualifié le réseau social de monstre, interdisant à leurs enfants de l’utiliser. Est-il dangereux ?
Il y a six mois, personne ne parlait de Facebook. Aujourd’hui, les loups sont lâchés. Evitons néanmoins les postures manichéennes et rappelons que ce réseau social a permis aussi des choses formidables, surtout pour les personnes qui ne possèdent pas le capital social des plus privilégiés. Néanmoins, c’est un fait que la puissance de Facebook a échappé à ses concepteurs.
Aux Etats-Unis, des études ont montré que le taux de dépression chez les moins de 21 ans avait augmenté de 60 % en six ans, essentiellement à cause des réseaux sociaux. 20 % des jeunes Américains y consacrent plus de douze heures par jour… Il serait donc nécessaire de réguler, de mettre en place des alertes sur les smartphones toutes les quarante-cinq minutes, puis toutes les dix minutes par exemple, pour pousser les internautes à faire autre chose. C’est ce que recommande un ancien de Google, Tristan Harris, qui milite pour que nous cessions d’être « distraits » en permanence. En France, cela pourrait passer aussi par l’Education nationale, qui doit alerter les élèves sur l’usage des réseaux sociaux.
La Federal Trade Commission (FTC), qui veille au respect des lois antitrust, a ouvert une enquête sur Facebook. Quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur l’entreprise ?
Donald Trump a nommé de nouveaux responsables au sein de la FTC et de la Federal Communications Commission (FCC)1 : des conservateurs plutôt anti-économie numérique. Le nouveau président de la FTC a clairement Facebook dans le collimateur. C’est aussi un partisan de la fin de la neutralité du Net2, avec des arguments qui peuvent s’entendre : des services comme Netflix ou YouTube, qui consomment au moins 30 % de la bande passante aux Etats-Unis, doivent payer plus que les autres acteurs pour utiliser ces réseaux.
Il est probable que Facebook a connu son zénith. Sa valorisation boursière explose, mais aux Etats-Unis son nombre d’utilisateurs ne croît plus. Et aujourd’hui, le modèle est en train de passer de plates-formes conversationnelles à des plates-formes transactionnelles, c’est-à-dire des réseaux sociaux de paiement, à l’instar de Telegram, WeChat ou Alipay. Non pas que Facebook et consorts vont mourir, mais le temps des victoires aisées est probablement révolu.
Les géants du numérique ont cependant une capacité de concentration des capitaux jamais vue. Et à moins d’être un apôtre de la théorie du ruissellement, il est difficile de regarder ces géants prospérer sans construire une nouvelle doctrine économique. Les débats sur la nécessité d’une régulation deviennent prégnants, y compris aux Etats-Unis.
Ces géants ont pris beaucoup d’avance, écrasant la concurrence. Est-il trop tard pour les freiner ?
Dans son livre De zéro à un, l’entrepreneur américain Peter Thiel, créateur de PayPal, explique bien que l’objectif est de recréer des oligopoles, voire des monopoles. A l’échelle des VTC, c’est par exemple tout l’enjeu de la guerre entre l’application chinoise Didi et l’américaine Uber. Les deux opérateurs subventionnent les prix au maximum dans le but d’écraser le ou les concurrents et ainsi de rafler la mise, créant de fortes distorsions sociales et environnementales.
C’est aussi ce que fait Amazon, qui a cassé les coûts de distribution en instaurant la livraison à 0 dollar. Cette prime au vainqueur s’est déjà exprimée à l’égard de Facebook, qui a racheté Instagram ou WhatsApp. Dès que la société repère un service intéressant, elle l’acquiert ou le réplique immédiatement, et écrase de ce fait toute concurrence. Beaucoup de start-up commencent à se plaindre d’un abus de position dominante manifeste. Mais pour l’heure, il y a une prime au vainqueur, une mégaprime : Standard Oil puissance 10.
Pourtant l’immense monopole de la Standard Oil a fini par être démantelé en 1914. Les lois antitrust ont forcé l’empire Rockefeller à se scinder en 34 sociétés indépendantes…
On ne peut plus appliquer ce modèle Standard Oil de démantèlement. Aujourd’hui, vous pouvez avoir 5 % de parts de marché dans 30 pays, et donc ne détenir aucun monopole national au sens classique du terme, et n’en être pas moins en situation de domination. Ce qui compte, c’est la somme de toutes ces parts de marché qui fait que vous devenez plus gros que les autres et vous permet d’améliorer sans cesse la qualité de votre algorithmie. On pourrait voir cela émerger dans les machines apprenantes de diagnostics de santé, par exemple.
Nous ne sommes plus dans un modèle fordiste avec des établissements stables fiscalisés et des travailleurs contractualisés, payant des charges sociales. Les géants du numérique entretiennent des relations commerciales avec les travailleurs et, à l’autre bout, leurs profits sont logés dans des paradis fiscaux. Il faut réinventer une doctrine antitrust. Aujourd’hui, les régulateurs ont plutôt tendance à courir derrière ces nouveaux acteurs et le corps politique, au niveau international, ne saisit que difficilement ces enjeux.
Le règlement général sur la protection des données (RGPD) entre en vigueur dans l’Union européenne le 25 mai. Est-ce une façon de mieux encadrer les Gafa ?
Planifier des projets informatiques dans le respect des données privées, connaître la destination des données et la description des systèmes informatiques, auditer les sous-traitants… Le RGPD est fait pour garantir les données personnelles des Européens. Cela va dans le bon sens et cela fonctionnera au-delà de l’Europe. Toutes les entreprises numériques dans le monde vont adopter par défaut ce système, parce qu’elles ne vont pas mettre au point une expérience utilisateurs pour les Européens et une autre pour le reste du monde.
Les entreprises américaines vont être soumises au RGPD, qu’elles le veuillent ou non. Mais c’est avant tout une loi sur les libertés individuelles. Il ne faut pas imaginer qu’il s’agit d’une loi contraignante pour encadrer le modèle économique des Gafa. L’Europe commencera à se réveiller quand elle ira sur d’autres terrains, comme le fait la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager, qui a infligé une amende record à Google et qui ne veut pas s’arrêter là.
L’Europe et les Etats-Unis veulent taxer les Gafa. Faut-il attaquer ces entreprises par la fiscalité ?
Margrethe Vestager ne redresse pas seulement Google parce que l’entreprise ne paie pas les impôts qu’elle devrait honorer : elle dénonce aussi son comportement global. Pour la commissaire, ces géants affaiblissent la concurrence, mais aussi la démocratie. On doit effectivement aller au-delà de la fiscalité et s’intéresser aux externalités environnementales et sociales que provoquent ces Gafa. Il est possible de les mesurer et d’en faire payer le prix aux plates-formes.
Si je reprends l’exemple des VTC, beaucoup d’études aux Etats-Unis montrent que l’émergence de ces plates-formes a un effet négatif sur le financement des transports publics. Si on veut tendre vers les objectifs de l’accord de Paris pour préserver la planète, on doit y réfléchir. D’un point de vue social, les sociétés VTC qui ne salarient pas leurs chauffeurs devraient avoir l’obligation de les former pour qu’ils puissent se reconvertir.
Selon les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), un Etat qui constate une distorsion sociale ou environnementale peut agir. La règle est ensuite de reverser les fonds à l’Etat-hôte de la société qui provoque la distorsion. Donc pour l’instant, les Européens n’ont aucun intérêt à devenir un collecteur d’impôts pour les Etats-Unis.
Comment construire une doctrine économique sur les Gafa ?
Il faut reconstruire la doctrine sur la valeur ajoutée, l’articuler autour des data et de leur nature. Il faut aussi inventer une taxation sur les profits qui s’additionnent partout dans le monde et mieux les répartir en fonction de l’activité réelle. Enfin, il faut que l’impôt sur les sociétés soit payé et mieux redistribué et empêcher les entreprises d’utiliser des artifices comme les licences de marque pour siphonner les profits d’une filiale et les transférer dans de paradis fiscaux
Nous manquons de cadre théorique, mais il doit et va émerger. La confrontation sera sans doute dure. Mais in fine, ce qui serait intéressant, ce serait de redistribuer les gains de productivité numérique dans le cadre d’une économie de proximité. C’est envisageable : ces technologies sont très ouvertes, les gens bougent. L’état de l’art d’aujourd’hui ne sera pas celui de demain.
Propos recueillis par Sandrine Foulon
- 1 L’autorité indépendante chargée de la régulation des télécommunications.
- 2. La neutralité du Net implique que tous les continus en ligne soient traités de la même manière. Un fournisseur d’accès à Internet ne peut pas, par exemple, exiger des opérateurs qu’ils paient plus cher pour que leurs contenus soient acheminés plus rapidement. Aux Etats-Unis, la FCC a voté la fin de la neutralité du Net le 14 décembre dernier.