Du 3 au 5 mai 2024 se déroulait le festival SITU, d’abord créé en Normandie, et juste transplanté à Saint-Laurent-le-Minier, modeste localité des Cévennes. À son échelle de terrain, on y ressent les créations des artistes comme toute autre chose qu’une consommation d’objets spectaculaires.
C’est pas dans tous les villages qu’on voit ça. En plein cœur de Saint-Laurent-le-Minier, deux cours d’eau convergent, à un jet de caillou du bâtiment de la Mairie et de l’école. C’est comme une rue de nature, creusant sa percée entre les murs des bâtisses. Une rivière et un ruisseau : la Crenze et le Naduel. Puis à cinq minutes à pied de leur confluent, cela se jette dans la Vis, avec sa célèbre cascade. Cinq minutes de voiture en plus, et c’est le fleuve Hérault, presque devenu majestueux, quand on le retrouve vers Ganges ou Laroque ce samedi 4 mai 2024.
Il a beaucoup plu toute la semaine précédente. C’est une joie, en cette période d’inquiétante sécheresse. Sur les rives, les lopins maraîchers font une marquetterie d’attention. Par milliers, les iris hochent leurs pétales au dévers des talus. On découvre qu’il en existe de couleur ocre, et pas que bleus. Tout s’ébroue et frissonne comme beau linge au sortir du lavoir, adressé aux premiers soleils printaniers.
Et c’est pas tous les jours qu’on voit encore ceci : tout un tas de personnes se sont donné rendez-vous sur le chemin de rives, au abords du confluent entre Crenze et Naduel. Il va s’y passer quelque chose : une action artistique, dans le cadre du festival SITU, premier du nom dans la localité. Il s’y déroule les 3, 4 et 5 mai 2024. Il s’y est implanté à l’instar de la paire d’artistes qui l’ont impulsé quelques années auparavant, en Normandie. Soit la danseuse et musicienne Lara Marcou, et l’acteur-auteur de théâtre Marc Vittecoq.
Tout un bataillon de bénévoles du cru y prêtent aussi la main. Et une famille artistique s’y agrège. Comédien.ne.s, chorégraphes, musicien.ne.s, circassien.ne. : une petite dizaine de projets en cours ont été travaillés sur place, en résidences, accueillis chez l’habitant, au cours des deux semaines précédentes. Parmi lesquels Matthieu Gary et Noémi Trivial. Ce sont les deux qui ont fixé le rendez-vous au confluent de la Crenze et du Naduel.
Le premier arpente les lieux, les sonde et les explore. C’est finalement dans le fond des cours d’eau qu’il va dénicher un câble de douze millimètres d’épaisseur. L’en extraire. Le tendre. Le hisser à deux, trois mètres de hauteur. Matthieu Gary est funambule. Certes, mais pas du genre qui rameute toutes les caméras pour des exploits à couper le souffle, entre deux tours de quartier d’affaires. Avec Matthieu Gary, la traversée de Saint-Laurent-le-Minier sera patiente à se faire, douce et expérimentale, incluant la chute, le rattrapage ; la mise en perspectives.
Traversée aérienne, alors que la localité est un gruyère de galeries minières souterraines. Traversée indiquant les eaux, les rivières, à la façon d’un pont suspendu de délicate fragilité. Là, justement, des postes de radio ont été installés un peu partout, sur un rocher, une margelle, la rambarde d’un pont (de vieilles pierres, lui). Tout aussi éphémère s’invente une radio pirate. On y entend, en parallèle, le montage sonore de Noémi Trivial, animant tout le quartier.
Celle-ci a collecté les paroles de tout un nombre de villageois.es, invité.e.s à évoquer ce que leur inspirent les ponts. Il y en a plus de vingt sur le territoire communal. Et encore, il y en avait plus, avant le terrible 17 septembre 2014, dont la mémoire peuple les propos enregistrés. Ce jour-là, un épisode cévenol provoquait un éboulement dans le cours d’eau, un embâcle naturel, puis sa rupture, dès lors un tsunami de boue dévastant cette localité de 350 habitants, appelée à faire face à un chantier colossal de réparations, non sans compter un mort dans sa population.
Le spectacle a pour titre Histoires de ponts. Sècheresse ou déluge. Exploit ou échecs. Traversée ou empêchements. Équilibre ou chute. Poétiquement, il colporte toute la complexité d’un milieu, naturel et humain, où les ponts font liens, perspectives, balades, travaux, communication, rendez-vous amoureux, jeux d’enfants à pleine eau, anecdotes gravées au pittoresque des mémoires et noms de lieux, signes géologiques, botaniques, toponymiques, jardins, fleurs ou cataclysmes. Le funambule flotte avec le monde ; ne le surplombe pas autant qu’on croit. C’est pas vraiment du cirque.
On aurait pu choisir bien d’autres spectacles comme exemple emblématique de ce qu’on a pu voir au festival SITU de Saint-Laurent-le-Minier. Mais retenons : c’est une forme modeste, car ici les projets sont à l’essai, en cours, tout sauf figés dans l’horrible mot qui parle de spectacles « aboutis ». C’est une forme qui a glané des bribes de la mémoire et du vécu du lieu, formulées par les habitant.e.s. C’est une forme qu’on découvre dans l’étonnement — il y eut même des spectateurs pour croire que les chutes rattrapées étaient réelles, pas jouées —, au contact du lieu et de l’instant.
C’est une forme tissée avec les autres, la précédente, la suivante, qu’on découvre en s’abstenant de la pré-concevoir, à l’inverse des programmations pré-cotées, pour lesquelles on réserve sur Internet, avec paiement Paypal. C’est une forme vers laquelle on s’achemine en déambulant, appréciant à pied le contexte où elle est venue s’inscrire, découvrant des recoins secrets, des cours privées, des semblants de salles tenant plutôt de la remise, et autres beaux sites patrimoniaux. C’est une forme dont les acteurs seront aussi bien, un peu plus tard, vos voisins de table ou de comptoir à la guinguette éphémère de l’événement.
Ne pouvant tout égrener du programme, on endosse à présent la posture du critique, pour mentionner, par arbitraire tout assumé, deux propositions à notre goût captivantes.
La première : Ce moment-là, de Lara Marcou et Matthias Hejnar. Ces deux-là avaient été invité.e.s à faire du théâtre avec les résidents d’un Ehpad. C’est l’expérience qu’elleux nous restituent. Et c’est énorme. Deux comédien.ne.s évoquent les émotions traversées. Réfléchissent en actes sur ce que furent leurs essais, leurs inventions, leurs joies, mais aussi beaucoup d’épreuves et limites. Abordent les questions de la solitude, de la dégradation, des relations de corps et d’esprit, de perspectives ultimes, qu’elleux ont dû affronter. Oui mais ces questions deviennent tout autant les leurs propres, comme tout être humain, par essence en sursis. Tout cela s’emmêle, au meilleur sens du terme, ouvrant autant d’espaces de trouble sensible. Le jeu d’acteur dit la béance et les écueils du monde. Il dépeint quelque chose du réel tout en devenant une fiction de son récit. Et ce jeu l’engage finalement lui-même elle-même autant que les protagonistes de ce récit. Tout au ras de la vie, c’est un vertige de sens.
Deuxième proposition : Scènes de vie, de Danya Hammoud et David Oppetit. Audacieusement expérimentale, minimaliste et radicale, cette performance n’en est pas moins interprétée par des habitant.e.s du village, tout particulièrement des enfants. Cela se donne sur une placette, au pied d’une impressionnante façade, haute et massive, mais un rien délabrée. Sur ce fond, contraste un genre de salon qui pourrait sortir d’une boutique de brocanteur d’un village touristique des environs, mais en fait joliment peuplé d’objets prêtés par les habitant.e.s.
Des luminaires particulièrement. La lumière est vive. Et la sonorisation très forte. C’est presque un bombardement, d’un montage de pensées, livrées en flux torrentiel — décidément — après avoir été collectées dans Saint-Laurent. On y parle des états du monde et de la vie. Quant aux interprètes, perpétuellement muets, sans dialogues, ils s’en tiennent à camper physiquement leur pure présence. Rien d’autre.
Or par un jeu de résonances extrêmes, leur forme d’absentement, et de distance sur le plateau face à un petit gradin de cirque, bascule dans une condensation extrême de significations. L’universel tonne alors dans la nuit du village, depuis le village, par le village. Si une mamie joue aux échecs avec son petit-fils, si ce dernier sort alors son téléphone portable et s’y plonge tout en continuant de manipuler négligemment ses pièces sur le damier, point n’est besoin d’aucune comédie, d’aucun jeu des péripéties, pour que tout soit là d’un drame humain. Puissamment. Sans effet. Ni commentaire.
C’était d’autant plus fort qu’entre ces deux moments de grande ouverture on avait dû subir au contraire, avec le spectacle J’ai dans la tête un sac de frappe — si bien nommé — la caricature d’un théâtre de la séduction, de la manipulation, et des effets narcissiques de sur-jeu.
Gérard MAYEN
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