Malgré les mobilisations populaires, le pouvoir est intraitable. Alors que le sentiment d’impuissance pousse à la résignation beaucoup de militants, Alessandro Pignocchi1 dépeint dans ce traité stratégique un scénario stimulant pour faire un autre monde.
Les dernières années de lutte pour nos droits les plus fondamentaux (santé, logement, retraite, éducation…) n’ont pas abouti. Malgré les mobilisations, le pouvoir ne faiblit pas. La répression, les difficultés financières et la lassitude ont refroidi les ardeurs combatives, laissant place à la résignation.
Face aux limites de la démocratie représentative, aux partis incapables de s’unir dans l’intérêt général, aux syndicats coupés de leur base — qui tend, elle, à s’affirmer et à reprendre de la puissance —, la question du choix de la stratégie pour faire bouger les choses se pose à ceux qui n’ont pas renoncé à un avenir plus désirable.
Dans un essai au style parfois abstrait, agrémenté d’intermèdes drôles et insolents — 43 planches de BD réalisées à l’aquarelle —, l’auteur propose un scénario d’émancipation des luttes optimiste et cohérent.
Lucide quant au bilan des luttes et l’état des forces incapables de contrer le capitalisme, l’auteur invite à prendre un chemin hybride, à la marge des partis politiques et des syndicats, qui mêle réformisme et renversement révolutionnaire dans la perspective nouvelle de construire progressivement une cohabitation mouvante entre des États et des fédérations de territoires autonomes, tout en prônant une reconversion de l’écologie par le bas.
Une des clés consiste à réveiller la puissance enfouie par la modernité de nos relations aux vivants non humains, plantes, animaux et milieux de vie, et à instituer un contre-pouvoir à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui, possiblement capable, par des voies multiples, de libérer les espaces appropriables et d’affaiblir les institutions et les infrastructures du capitalisme.
L’auteur prône l’autonomie territorialisée, matérielle et politique, une organisation composée de structures de décision sous contrôle de la population en opposition au pouvoir par les urnes et au réformisme, mais aussi au renversement révolutionnaire, improbable et « toujours perdant ».
Alessandro Pignocchi explique l’importance de renforcer l’ancrage territorial et la mise en réseau de ceux qui ont « une intuition commune, le rejet des dirigeants politiques », de se lier aux initiatives locales (ex. Sécurité sociale alimentaire [SSA], coopération), mais aussi de fédérer horizontalement les luttes territoriales et les luttes pour la Terre à travers le monde, notamment avec les mouvements autochtones ; Ces alliances représentent, de plus, une force conséquente pour contrer le fascisme grandissant.
L’auteur souligne l’impossibilité de tenir aujourd’hui sans l’appui d’un pouvoir, « modérément hostile ou qui aurait des formes de sympathie tels que LFI, Écologie Les verts… » qui permettra de libérer des forces sociales ; Exemples, en 1936, c’est le mouvement social qui a permis d’imposer les congés payés et les 40h à l’agenda des dirigeants du Front populaire, ou Notre-Dames-des-Landes.
Pignocchi se réfère au Chiapas, aux Gilets jaunes, invite « à ouvrir des brèches pour permettre à autre chose d’exister », citant les oppositions aux Bassines, aux autoroutes, les Zads, squatts, etc.
Désirer d’autres mondes ne passe pas par l’amélioration du pouvoir d’achat, revendication captée par l’extrême droite, comme le refus de la globalisation marchande d’ailleurs. Cela requière de la maturité politique pour éviter les récupérations, de s’extraire de la binarité entre révolution insurrectionnelle peu probable et manifestations pacifistes, pour réclamer des dirigeants plus vertueux et des actions concrètes en se fixant des objectifs atteignables afin d’imposer « un déjà là que nous avons-nous-même construit. »
Le processus, qui prend de l’ampleur, a démarré lors des mouvements GJ et contre la réforme des retraites lorsque la mouvance autonome, les écologistes, les organisations syndicales et les fermes paysannes se sont rejoints. Le pouvoir intensifie la répression envers le mouvement qui se renforce. Enclenché, le cercle vertueux doit se solidifier pour ressurgir avec plus d’ampleur lors des mouvements sociaux. Chaque lien posant les fondations du suivant…
À l’horizon bouché, Alessandro Pignocchi oppose un scénario qui invite à placer les affects « aussi joyeux que subversifs » et les liens à tisser entre le vivant non humain et les territoires au cœur du politique, pour expérimenter d’autres possibles, exposés dans ce livre revigorant qui devrait alimenter les débats, voire inciter à aller dans ce sens.
Sasha Verlei
Alessandro Pignocchi, Perspectives terrestres – Scénario pour une émancipation écologiste, Essai et planche BD, Édition du Seuil, Collection « Écocène », 240 pages, 19.50 €.
Notes:
- Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et philosophie, s’est lancé dans la bande dessinée avec son blog Puntish. Il publié plusieurs romans graphiques inspirés des travaux de Philippe Descola : Anent, Nouvelles des indiens jivaros, les trois tomes du Petit traité d’écologie sauvage (Steinkis, 2016 et 2020 – Seuil), La Recomposition des mondes et Ethnographies des mondes à venir (2019- Seuil).







