Par Sébastien Joffres, cadre pédagogique à l’IRTS Montpellier.
Tout un pan de la sociologie a mis en avant l’inégale répartition des savoirs dans les organisations. Tous produisent des savoirs propres à leurs conditions. Issus de l’expérience, ils permettent d’agir stratégiquement en situation par distinction de ceux qui ne savent pas les mêmes choses. L’incertitude et les divergences portent alors le pouvoir de chacun.
D’autres approches misent sur la structure inégalitaire des savoirs dans les organisations à travers la dichotomie sachant/ignorant. Le savoir n’est pas tant ce que chacun sait par expérience. Il relève d’une structuration des connaissances croisée à la structure des places. Cette structuration définit les savoirs légitimes, ceux qui sont inaudibles et les moyens autorisés de leur production. Dans la première approche, les gens entrent en relation/tension/négociation à partir de ce que chacun sait par expérience. La seconde voie analyse des rapports structurels et l’imposition d’un savoir.
Celui qui manage, hiérarchiquement ou fonctionnellement, de sa place, sur son périmètre, est pris dans le rôle de représenter et d’agir la structuration légitime du savoir quant aux manières de faire, à l’avenir, aux notions directrices, aux enjeux, etc. Il doit, entre autres, travailler à l’établissement du savoir légitime et percute ainsi les savoirs expérientiels potentiellement dissidents. Dans cette activité, entre autres, il développe son savoir expérientiel, dont il est porteur comme n’importe quel membre de l’organisation.
Le motif démocratique dans les organisations de travail est fortement d’actualité, d’autant plus dans un secteur qui se préoccupe aussi de cela dans la relation d’accompagnement. Et il me semble intéressant de réfléchir la manière dont la démocratisation se pense autour des enjeux de savoir et de pouvoir. Elle est une thématique clé de l’analyse du travail.
Pour des considérations de simplicité sur un format court, le propos restera dans la dichotomie. Néanmoins, la fonction managériale est étirée le long d’une chaîne hiérarchique, elle-même soumise à des injonctions extérieures. Il n’y a pas une place unique de manageur, face aux autres.
Tim Ingold (L’anthropologie comme éducation, 2018) propose d’abandonner l’analyse en termes de passage des générations, c’est-à-dire d’une transmission de savoirs finis, légitimes, d’un groupe précis, déjà là, à un autre qui vient. Le monde est, au contraire, un processus continu de fabrication que partagent ceux qui sont là. Si les premiers ont des savoirs constitués, l’expérience est forcément remise en cause par la nouveauté. Et si les nouveaux se construisent par l’expérience, ils gagnent aussi à découvrir ce que d’autres ont déjà pensé. La transmission doit ainsi être conçue comme partage de l’expérience de l’environnement. Le savoir est ainsi au-delà de la chose sue (un contenu), de sa structuration (son autorisation) : il est vie commune.
Dans l’organisation, la dimension temporelle est secondaire face au système légitime qui pose plutôt la question des espaces où s’élabore la pensée qui précède l’activité des autres. Mais la réflexion d’Ingold tient toujours. Elle invite à se demander comment nous attribuons de la valeur au fait que la production du monde se partage et pensons un espace pour assumer et porter ce processus de manière égalitaire.
Il est alors question de créer des espaces où nous pourrions mettre en travail nos savoirs expérientiels propres, ainsi que le système légitime de savoir pour qu’ils se mettent à l’épreuve les uns des autres, se partagent et se complètent. Et à ce titre, l’espace-temps managérial (là où se fabrique la relation, les pratiques, les savoirs du management, de part et d’autre) pourrait être un espace-temps où le travail et son savoir se constituent comme commun (une ressource à constituer comme telle, appartenant à tous, à gérer en commun, selon Pascal Nicolas-Le Strat et son Travail du commun, 2016), plutôt que comme un espace où se rejoue un ordre structurel des savoirs dominants. Ce qui inviterait à un double mouvement : accepter de savoir… avec l’autre, tout comme accepter de ne pas savoir et de chercher… avec ce même autre. Et donc, partir des asymétries de savoirs et de non-savoirs pour construire une expérience partagée.
Cette conception des communs mise sur le travail que demande leur constitution. Ce n’est pas un acquis, ce n’est pas un décret et donc, ce n’est pas un absolu qui s’impose. C’est un labeur de besogneux. Aujourd’hui, le management est empli de storytellings vainqueurs qui s’arrachent en conférences pour sortir sans cesse la nouvelle méthode. Le cheminement des communs bien qu’ambitieux, et en opposition avec de nombreux autres modèles, rappelle qu’il est avant tout question de fabrication, dans le quotidien et l’effort. Le management, de demain, se construit et se pense ici et maintenant, savoirs après expériences communes.
Article publié en partenariat avec l’IRTS Occitanie
En savoir plus : M comme Manager (ABCfaire, n°13, 2025)
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