Entretien avec Clayre Pitot : Co-fondatrice de l’association Bouillon Cube et du tiers-lieu La Grange, au Causse-de-la-Selle (Hérault)


 

Fondée en 2006, l’association Bouillon Cube anime La Grange, un tiers-lieu rural où se croisent culture, jeunesse, écologie et lien social. Rencontre avec l’une de ses initiatrices, Clayre Pitot, pour parler d’agilité, de collectif et de politique du quotidien.

 

Comment est né Bouillon Cube, et comment le projet a-t-il évolué jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui ?

À la base, c’était une bande de copains. On s’était rencontrés à la fac de Nîmes, et certains venaient d’autres sphères amicales. On voulait créer un pôle culturel à un endroit où il n’y avait pas grand-chose. Étant originaire et ayant grandi ici, je me suis beaucoup ennuyée quand j’étais plus jeune, parce qu’il n’y avait vraiment rien du tout. J’ai appris que ce lieu était disponible et pas très cher, même s’il était en ruine totale. On s’est dit que ce serait bien d’organiser des concerts dans le jardin, de faire du lien avec les enfants du village, de mettre en place des événements culturels avec la jeunesse. Au départ, c’était très modeste. On avait 22 ans, on ne faisait pas de projections de carrière, et on n’imaginait pas du tout arriver à ce qu’on a aujourd’hui. Les choses se sont faites petit à petit. On a fait des premières saisons, le public a répondu, et on a monté un centre de loisirs agréé, puis un second dans un village plus bas dans la vallée parce qu’il y avait un vrai besoin territorial. En répondant aux besoins, au fur et à mesure, les choses se sont développées un peu d’elles-mêmes.

Comment le public a-t-il réagi à vos premières propositions culturelles ?

Assez vite quand même, on a eu du monde. Après, il y a 20 ans dans cette région, il n’y avait vraiment rien, à part les Transes Cévenoles à Sumène, à quasiment une heure de route, c’est d’ailleurs pas le même bassin de vie. Aujourd’hui c’est complètement différent. Les villages sont beaucoup plus actifs, il y a énormément de structures, des bars ou des cafés qui font des animations culturelles, des festivals à Saint-Bauzille-de-Putois, à Saint-Martin-de-Londres, des événements à Saint-Guilhem-le-Désert, ça regorge de choses. À notre époque, il y avait une demande énorme, on a juste fait quelques flyers sur le marché de Ganges, quelques journaux locaux, deux ou trois interviews pour radio escapade… et les soirées étaient pleines. Le vrai défi n’était pas de faire venir les gens, mais de savoir comment continuer : comment financer, comment créer et pérenniser des emplois pour faire les choses bien et sans faire payer 50 € la soirée.

Le projet a-t-il beaucoup évolué au fil du temps ?

Oui, c’est de l’adaptation en permanence. On n’est jamais sur des assises fixes. Là où on n’a jamais lâché, où notre vision est claire et ne dérive pas, c’est sur nos valeurs et sur la raison d’être du projet. Par contre, les chemins qu’on prend changent tout le temps. Chaque année, on distord la réalité de l’année précédente sans imaginer celle de l’année suivante. Le maître mot, c’est l’agilité.

Vous menez des actions culturelles, éducatives, sociales, territoriales… Qu’est-ce qui relie toutes ces activités entre elles ?

Ce sont des activités étroitement liées les unes aux autres. Par exemple, quand on donne des formations, c’est sur des sujets qui nous tiennent à cœur : les violences sexistes et sexuelles, la mise en place de projets collectifs, la recherche de financements publics… Tout s’entrecroise naturellement : nos actions jeunesse, culturelles et européennes s’enrichissent ensemble et forment un tout cohérent. C’est important quand on est en milieu rural de s’ouvrir sur l’extérieur. Souvent, ce sont les projets existants qui en font émerger d’autres. Par exemple, créer une cantine scolaire parce qu’on s’est aperçu, en étant centre aéré, en fréquentant les écoles et en connaissant les familles, que ce qui était servi aux enfants n’allait pas, qu’on avait envie d’agir.

Et maintenant, quels sont vos projets ?

Notre prochain axe de développement c’est la partie vraiment agricole. La cantine scolaire nous a donné envie d’avoir le plus possible de choses produites ici. On a réussi à faire passer dans le dernier plan local d’urbanisme pas mal de terrains agricoles autour de La Grange. L’idée serait d’installer des agriculteurs et des éleveurs d’ici trois à cinq ans.

Comment s’organise le collectif au quotidien, entre salariés, bénévoles et coopérants ?

On a la chance aujourd’hui d’avoir une équipe assez déployée grâce à quelques financements dont on n’a pas toujours bénéficié. Chacun a une vraie autonomie dans son travail et on est soumis à un nombre d’activités colossales à réaliser à l’année. Mais, dans les saisons moins chargées de l’année, Élise Armentier et moi pouvons consacrer notre temps au développement de projets. Par exemple, c’est ce qui m’a permis de travailler sur le projet cantine ces trois dernières années. En tant que directrices, nous sommes aussi garantes de la cohérence et que tous les projets répondent aux valeurs fondatrices de l’association. On refusera de porter un projet qui ne serait pas respectueux ou inclusif. Je trouve qu’il y a une vraie évolution générationnelle de la manière de faire le collectif. Les jeunes le pensent de manière très horizontale. À mon avis, c’est difficile, mais je suis vraiment admirative. Je pense qu’il faut trouver un équilibre pour être viable car les valeurs sont plus fortes et moins sujettes à faiblir quand on n’est pas en permanence à devoir faire des consensus, ce qui est inhérent au fait de prendre en compte plus de personnes. Travailler la cohésion et la gestion d’équipe reste une part non négligeable de notre boulot. Les salariés de l’association sont sous la responsabilité du conseil d’administration. Nous faisons chaque mois un point individuel ainsi qu’une réunion d’équipe d’une paire d’heures. Aux salariés s’ajoutent aussi les coopérants et les bénévoles qui participent aux projets. Le collectif ne s’arrête pas à la nuit tombée, on a du public qui campe pendant les soirées et des personnes qui habitent dans le tiers-lieu.

L’accueil des artistes et des volontaires semble aussi central. Comment les accompagnez-vous ?

Le lieu participe beaucoup à leur adhésion. Les personnes viennent ici par choix, alors on veille à ce que l’espace soit agréable et accueillant. Sur les murs, une charte d’accueil rappelle les principes simples : respect des personnes, de la nature, des rythmes et du partage. On insiste sur le fait que c’est pas parce qu’on est là depuis tant de temps, qu’on est de tel genre ou de telle origine que des relations de domination doivent se mettre en place — c’est hélas très intrinsèque à notre société. Pour le nombre de personnes qui passent et que le lieu génère, ça se passe quand même super bien. Globalement il y a des habitudes prises qui font que même les personnes de passage sont entraînées dans l’esprit du lieu. Ça, on l’a gagné au fil des années.

Comment se rencontrent les habitants de longue date et les nouveaux arrivants ?

Le croisement des publics n’est pas une difficulté en ce qui concerne la programmation culturelle. Là où c’est plus délicat, c’est dans le “faire ensemble”, dans la mise en place de projets communs. Mais on aime travailler cela. Il y a la question du lien rural-urbain, mais aussi celle du néo-ancien dans un petit village où les visions peuvent être très différentes. Je crois qu’au bout de 20 ans on arrive à faire des choses. Le repas de la chasse se fait à La Grange par exemple. Nous ne ratons jamais une fête du village organisée par le comité des anciennes familles non plus. Aussi, on co-organise depuis quelques années la fête de la musique avec toutes les associations du village. C’est sûr qu’il y a des manières de travailler et de faire assez éloignées, mais je pense que des ponts sont possibles et c’est notre travail de trouver les points de connivence.

Comment avez-vous mis en place votre réseau ?

Quand on est éloigné dans un endroit comme nous, c’est une obligation de travailler en réseau. On fait partie de plusieurs collectifs locaux, notamment d’aide à la production pour les compagnies et d’accompagnement dans le cadre du réseau régional des tiers-lieux à La Rosêe [Montpellier]. C’est hyper important parce que cela donne l’impression qu’on ne travaille pas seuls dans notre coin et qu’on est connecté aux réalités de notre secteur. C’est même une question de survie en fait. Même si cela demande beaucoup de volonté parce qu’on est loin de tout et qu’on a de nombreuses activités. Donc cela représente toujours beaucoup de route et de travail pour être représenté dans tous les réseaux.

Comment traversez-vous la crise du financement associatif ?

Avec nos métiers, on est habitués à la précarité. On n’arrête pas de le dire. Aujourd’hui, on a deux-trois ans de visibilité, ce qui est déjà beaucoup. On essaie de développer des fonds propres notamment par la formation. Mais on ne va pas marcher sur la tête jusqu’à transformer La Grange en gîte pour payer un animateur. Il reste qu’une partie de notre activité dépend des financements publics. Ce qu’on fait, c’est du service public et du service public sans argent public, c’est impossible. On est assez clair avec ça. Si les financements publics décident de ne plus soutenir ce type d’initiative, à un moment donné on n’aura pas d’autre choix que de s’arrêter, notre responsabilité s’arrêtera là, et ça n’existera pas. Par exemple, cet après-midi, des parents viennent nous confier leurs ados pour faire de l’aide aux devoirs et des jeux avec des animateurs et tout ça. Ils sont à peu près six ou sept gamins, on devrait demander aux parents 50 euros par enfant pour payer toutes les charges afférentes, mais ça n’est pas possible en fait. Voilà, on est très tributaire, on le sait, et pour l’instant on est plutôt en train de faire du lobby et d’être présente sur les réseaux afin de se battre, d’aller jusqu’au bout pour que des lieux comme le nôtre ne disparaissent pas.

Comment voyez-vous le développement des tiers-lieux aujourd’hui ?

Il y a une demande croissante, les gens ont besoin de se rassembler, de créer du commun. Je connais plein de personnes qui ont la motivation et les compétences pour créer un tiers-lieu mais qui bloquent sur l’accès au foncier. Souvent, ils veulent monter leur projet en étant propriétaire du lieu et sont plus réticent à participer avec leur projet à un tiers-lieu existant. Mais on vit dans un monde délirant ! Les gens n’arrivent déjà pas à se loger, même les couples aux revenus moyens n’arrivent pas à acheter une maison, alors si on veut développer en milieu rural des activités peu lucratives, c’est quasiment impossible sans l’appui des collectivités. Nous, on essaye d’être utile en travaillant avec le secteur public pour encourager par exemple le maire à attester qu’un tiers-lieu comme La Grange peut changer un village. Mettre à disposition un lieu — pas délabré parce que cela demande des travaux — à des associations est un vrai enjeu public. Cela fait du lien social dans les villages où il n’y a parfois qu’un bar ouvert qu’une fois par semaine, où les ados n’ont aucune activité à faire le mercredi après-midi… La nécessité de ce type de lieu ne fait pas l’ombre d’un doute, mais il faut des moyens à la fois pour le foncier et le fonctionnement derrière. Au-delà des missions éducatives, sociales, culturelles, c’est aussi un bon moyen de lutter contre le Rassemblement national dans les urnes. On parle vraiment de la question politique avec un grand P quand on est engagé dans ce type d’initiative. Il faudrait qu’il y en ait dans chaque village !

Entretien réalisé par Sapho Dinh, octobre 2025

 

Photo. Le studio de la Grange. Crédit photo altermidi

altermidi Mag#16 – Où en est le collectif  ? – 5€ – disponible en kiosque.

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Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.