Le grand festival montpelliérain déroule une édition excitante, qui surprend son contexte funèbre. Les conditions de son renouvellement futur n’en restent pas moins incertaines, pour sortir d’un grave état de sclérose.


 

Il ne faut surtout pas jeter la pierre à l’équipe du Festival Montpellier Danse. Au contraire, trouver admirable sa capacité à assurer sans encombre la tenue de la quarante-cinquième édition de cette manifestation de grande envergure ; à y parvenir dans un contexte très sombre, marqué par la maladie de son directeur inamovible et omnipotent, décédé juste deux mois avant la première levée de rideau.

Il n’empêche. Il suffit de passer en tramway à l’arrêt Louis Blanc – Agora de la danse, se mettre dans la tête de n’importe quel citoyen lambda, pour mesurer le poids énorme qu’il faudrait à présent parvenir à soulever. Car à cet endroit demeure l’écrasante façade de la dite Agora de la danse, siège du festival et lieu d’une bonne part de ses représentations. Or tandis que celles-ci battent leur plein, tandis que d’impressionnantes bannières et autres tableaux d’affichage géants le clament, c’est en fait une barrière de grilles rébarbatives, un grand porche immuablement clos, qui s’opposent au passant anonyme, comme pour lui signifier : « Ne rentre pas, rien de ce qui se passe ici ne saurait te concerner. »

Voilà du signe massif. Puis il y a du signe minuscule, qu’on pourrait changer en vingt-quatre heures. Par exemple : il est bien dit que les conférences de presse quotidiennes sont en libre accès pour le tout public. Mais quand les feuilles de salle sont disposées sur la table d’accueil — pas de lourds dossiers de presse, juste de modestes feuilles de salle, plus tard distribuées à l’envie à l’entrée des spectacles —, alors il faut s’empresser de leur accoler un panonceau qui indique : “réservé à la presse”. Bonjour l’accueil. C’est tout le style Montpellier Danse, l’obsession que tout soit sous contrôle, claquemuré derrière des digicodes, crispé à rebours de l’idée qu’on pourrait se faire, que l’art fût un débordement dans la générosité de l’exploration de l’incertain partagé.

 

L’Agora de la Danse à Montpellier. Crédit photo Montpellier Danse

 

Forte de ses tragédies, l’actualité s’est imposée, tonitruante, à l’ouverture de ce festival : l’aéroport de Tel Aviv, David Ben Gourion, étant fermé au cours des récentes menées guerrières d’Israël en Iran, la grande compagnie Batsheva a été empêchée de venir faire l’ouverture de ce festival. Six mille billets avaient été vendus pour remplir par trois fois l’Opéra Berlioz du Corum. À rembourser. Le ton des commentaires aura été celui des lamentations, sans que nul ne remarque que c’est le sens de l’histoire qui est venu s’imposer de façon brutale en travers des usages montpelliérains.

Soit un mélange des genres, où la programmation de compagnies israéliennes s’est toujours articulée avec les positions systématiquement favorable à l’État d’Israël dans l’establishment local ; cela au point que c’est une soirée de Montpellier Danse que Georges Frêche, alors maire de la ville, avait choisi pour lancer son outrancier « Nous avons fait de Montpellier un poste avancé de Tsahal1 ». Il s’est quand même trouvé quelques Montpelliérains pour être soulagés que l’honneur historique de leur ville ne soit pas terni par l’accueil d’une grande compagnie israélienne, sous les acclamations, étouffant les cris du peuple génocidé à Gaza.

Puis, forcément frappé à la forge du funèbre et du funeste, il fallut s’inquiéter que ce festival ne soit écrasé par les hommages à son directeur récemment disparu, Jean-Paul Montanari. Car il est deux dimensions de son legs qui font sérieusement problème. D’une part, il y eut sa manière de cultiver un culte de sa propre mission, de sa propre personne. C’est le talent des artistes qu’il convient de consacrer ; pas la mission des directeurs d’institution, qui sont simplement à leur service comme à celui du public. D’autre part, l’inamovible et omnipotent directeur s’était égaré dans une intrication des projets artistiques avec les logiques les plus retorses de la passion délétère du pouvoir.

À cet égard, c’est une erreur d’avoir donné à la grande cour de l’Agora de la danse le nom de Jean-Paul Montanari. Dans sa stature remarquable d’un directeur d’institution, c’est un équipement ou une voie publique qui devraient immortaliser sa mémoire. La cour de l’Agora de la danse est par trop désertée, morne, déjà empreinte d’atmosphère mortifère. Rien d’un Cent Quatre parisien, d’un L.U. nantais, d’une Friche de Belle de Mai marseillaise, où se pressent la vie créative et son mouvement grouillant d’intense curiosité et goût de la rencontre.

La cour de l’Agora de la danse a déjà comme rares points remarquables une plaque mortuaire en mémoire de Dominique Bagouet et un site d’enfouissement de cendres de Merce Cunningham. Qu’on arrête dans cette veine ! La nouvelle plaque apposée en l’honneur du directeur défunt montre de curieuses erreurs typographiques. Tel un ricanement de l’histoire.

 

« Territoires » de Mathilde Monnier. Une trentaine de capsules d’œuvres interprétées par une quinzaine de danseurs.           crédit photo Laurent Philippe

 

On repensait à toutes ces choses ce dimanche 29 juin, justement dans cet espace, rendu pour un soir au brouhaha de l’art en action. Mathilde Monnier, qui avait dirigé dans ces lieux le Centre chorégraphique national pendant une bonne vingtaine d’années, était de retour pour présenter ses Territoires. Soit une sélection d’une trentaine d’extraits de ses pièces, presque toutes créées en leur temps dans ces lieux mêmes. Tout cela s’est joué au ras du gravillon de la cour, puis au fil des couloirs, des studios, des étages, en libre parcours effervescent.

On crut revivre un instant la frénésie des découvertes non bornées permises par le “Potlatch” : c’est avec cette manifestation grouillante d’indiscipline que la chorégraphe avait marqué l’an 2000, en soulevant un assaut contre les pesanteurs de l’héritage institutionnel. Jean-Paul Montanari n’avait pas du tout apprécié la teneur de cette expérience dérangeante. Dimanche, tout baigna à nouveau dans la joie, l’humour, alors même que Mathilde Monnier est parfois caricaturée comme un rien aride, voire austère.

Curieusement, dans Territoires on a souvent eu la sensation de ne pas reconnaître une bonne part des extraits de pièces. En revanche, on a apprécié l’empreinte de l’âge dans les corps, constaté toutes les évolutions de la compagnie de Mathilde Monnier depuis que celle-ci ne règne plus au cœur de la ville. Et dans la collision des éclats performés sur quelques minutes à peine, c’est le regard sur le style Monnier qui s’est aiguisé à neuf. On s’est surpris à se demander si ce style ne relèverait pas d’un expressionnisme réactualisé, cinglant de présences très vives, et penchant quelque part en direction de la culture de la MittleEuropa2. Le tout formidablement pétillant.

 

 

Nadia Beugre. Crédit Photo Werner Strouven

 

On crut retrouver cette époque où une danse contemporaine, certes exigeante, coïncidait, pleine de vivacité, avec la plus tendu des préoccupations de l’époque. C’est tout ce qui s’est perdu dans la ré-institutionnalisation de cette scène artistique, étouffée d’entre-soi. Dans la semaine, une table ronde abordait le thème de « l’Art et l’urgence à naviguer dans les climats sociaux et politiques ». Les échanges s’y sont enfoncé dans de rares profondeurs d’ennui et d’inanité, presque indécents au regard du contexte d’actualité.

On ne sait si la nouvelle direction de l’Agora de la danse saura relever ces défis. L’aggiornamento dont on nous a rebattu les oreilles, n’est rien de plus qu’un réaménagement de structures purement statutaires et réglementaires entre Festival et Centre chorégraphique. On peut rêver plus palpitant. Quant aux nouvelles personnalités mises en place, Dominique Hervieu et Pierre Martinez, ils sont strictement issus de la même filiation que Jean-Paul Montanari ; la même histoire de la danse, la même intrication politique, les mêmes usages de milieu — certes avec plus d’affabilité, ce qui n’est pas difficile. Quant à Hofesch Schechter comme artiste directeur, on sait devoir l’évaluer avant tout en kilos de muscles mobilisés, et litres de transpiration dépensés, tel un Johnny Haliday de la danse contemporaine. De quoi laisser perplexe, dans la ville où l’art exploratoire des Dominique Bagouet, puis Mathilde Monnier résonnèrent au sommet.

Puis des miracles se produisent. Quand l’édition 2024 de Montpellier Danse avait pesé comme celle d’une fin de règne à bout de souffle, il a fallu que celle en cours retourne brillamment la dynamique. Cela alors qu’elle a été conçue comme la dernière de Jean-Paul Montanari, prenant de tout façon sa retraite ; cela avec l’assistance sagace de Maïwenn Rebours.

 

« La Liesse », Pierre Pontvianne, collaboratrice, complice: Laura Frigato, Crédit Photo Laurent Philippe

 

Soir après soir, on a pu se captiver pour des moments où l’art retrouve sa fonction, d’éclat inventif venant répercuter, et transcender, les attentes problématiques de son époque. Certes, cela commença mal avec Camille Boitel et Sève Bernard, en caricature de complaisance à la française, juste aimable et jolie. Mais très vite, dans Forme(s) de vie, l’équipe d’Éric Minh Cuong Castaing remit la boussole de l’art chorégraphique à son point de questionnement des corps que celui-ci produit. C’est-à-dire forcément des regards qui viennent envisager leur perception. Cela en imposant que des corps sévèrement contraints par le handicap se présentent sur scène comme des corps sur scène, libres de la spécification d’une normativité artistique. Tout l’art des danseurs étant de devenir leurs siamois en partage.

Puis on se retrouva dans la cour de l’Agora. Et c’est Armin Hokmi, un chorégraphe iranien en exil, cher à Jean-Paul Montanari, qui vint orchestrer les gestes de la danseuse norvégienne Aleksandra Petrushevska. Cela à l’extrême d’une danse incroyablement singulière. Et c’est toute la cour qui devenait le lieu parfaitement unique d’un moment absolument exceptionnel. Le lendemain, Nadia Beugré, chorégraphe ivoirienne et montpelliéraine, exhumait la puissance spirituelle des corps féminins légataires de visions ancestrales, et toujours percutantes. Après quoi, il ne fallait pas s’étonner que le géant William Forsythe renouvelle encore son inventivité experte et délirante. Cela en bousculant ses références classiques, frottées au hip hop comme à la danse traditionnelle, à un niveau d’expérimentation intense.

À l’heure où l’on terminait d’écrire ces lignes, c’est avec beaucoup d’impatience qu’on se préparait à découvrir comment Israël Galván, trublion du flamenco contemporain, a décidé de s’inspirer de ce que le jazz américain a bien voulu s’imaginer ce qu’était l’incandescence espagnole. Jamais une minute d’ennui.

Gérard Mayen

 

Photo 1. « Formes-de-vie » – Éric Minh Cuong Castaing © photo DYOD

Notes:

  1. Armée de l’État d’Israël.
  2. La notion de Mitteleuropa ne correspond pas à une réalité géographique mais à une représentation du rôle de la langue et des créations littéraires et intellectuelles allemandes en Europe centrale.
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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.