Monde Nouveau. Un défi artistique et politique qui, loin d’être une dystopie, reflète une réalité bien tangible et inquiétante. Texte de Olivier Saccomano, mise en scène de Nathalie Garraud. Donné jusqu’au 7 juin au Théâtre des 13 Vents en ouverture du Printemps des Comédiens.
En un seul bloc, le plateau comme le monde, aménagé en espace de travail, durable, innovant, sur mesure clé en main, se découpe en cases dans lesquelles se trouvent des piles de vêtements pliés au cordeau, bien alignés. Au centre de la scène, Alice K s’est endormie.
L’heure venue, des corps anonymes entament leur ronde quotidienne. Leurs parcours codifiés ne sont que partiellement militaires, on peut penser qu’ils se préparent à une nouvelle journée de travail. Les costumes de Sarah Leterrier fonctionnent en couches ; la neutralité uniforme du départ permet de faire peau neuve et de se différencier dans la masse en se distinguant, comme nous, par la marque de ses baskets.
On est au théâtre. Côté jardin, un machiniste pilote le mouvement des cadres suspendus qui descendent au bon format d’écran. Dans ces cadres s’animent des personnages qui nous renvoient notre reflet. Ils semblent de bon conseil pour assouvir nos désirs immédiats. Dans cette savante mise en scène, la remarquable performativité des acteurs se situe aux confins du théâtre et de la performance. Ils glissent avec habileté d’une chose à l’autre sans effort apparent. L’art d’incarner une présence immanente dans un cadre qui vous anonymise relève de la prouesse. On pourrait se croire dans un épisode de Black Mirror, à la différence que le monde qu’Olivier Saccomano et Nathalie Garraud nous présente n’est pas une dystopie, mais une réalité. Le duo interroge frontalement notre rapport au présent en plongeant au plus profond des rouages du système néolibéral qui influe sur la nature humaine de ses utilisateurs.
Cela nous semble un peu bizarre, et peut-être que cela nous dérange, cette violence frontale qui s’étire dans la première partie de la pièce. Sur scène, on traite de la façon dont nous vivons actuellement, de la crise identitaire que nous traversons, de la radicalisation des moyens pour atteindre les objectifs, sans état d’âme et sans âme. Le parti pris de ce théâtre tient à ce qu’il produit un choc empathique qui prend peu de distance avec ce que nous vivons. Est-on venu ici pour entendre la « novlangue » managériale et politique que l’on nous inflige au quotidien ? L’irruption du réel nous éprouve, mais la critique appuyée du langage à travers l’usage d’une langue aussi touffue que vide de sens suscite notre intérêt. Le texte en use comme d’un objet étrange et souverain, dont la qualité constitutive n’est ni l’émotion ni la vraisemblance, mais une sorte d’évidence. Un jeu « intelligent » où tout ce qui est dit conduit au même résultat. Le théâtre offrirait-il un moyen de compréhension de notre contexte contemporain ?
Après avoir cheminé à travers l’Histoire avec Un Hamlet de moins et Institut Ophélie, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano se confrontent à nouveau au présent. On peut ainsi rattacher Monde Nouveau à La beauté du geste créée en 2019 dont le travail débuté durant l’état d’urgence décrété en 2015 réexaminait le rapport entre le théâtre et l’État. Dix ans plus tard le renforcement des tendances autoritaires des puissances capitalistes dominantes constitue assurément l’un des faits politiques majeurs de notre temps.
« Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise. » La fameuse citation de Bertolt Brecht se confirme. Pour autant, face à la crise profonde des idéologies, crise politique à laquelle s’est ajoutée une crise morale, matérielle et culturelle, il apparaît périlleux d’aborder de front notre contemporanéité politique sans perdre de vue la finalité artistique.
Pour s’y atteler la pièce se réfère aux grands maîtres de l’illusion et de la métamorphose, Kafka, Chaplin, Lewis Caroll, qui ont su forger un langage pour exprimer les rêves et les cauchemars de leurs époques. Mais l’imposante dramaturgie visuelle et le poids du texte ne jouent pas en faveur des séquences d’illusion et de respiration, ni en celui du jeu des acteurs. On aurait apprécié le personnage d’Alice k plus profond, moins candide, plus irrévérencieuse. Les scènes plus libres, spontanées, ou angoissantes comme celle du personnage à qui l’on a supprimé la totalité de ses données éveillent notre attrait de spectateur. Elles participent comme les séquences farcesques à faire lien entre la forme et le contenu, tout en s’inscrivant dans un récit flottant.
Une forme de dramaturgie simple portée par des acteurs venus raconter une histoire aurait au premier abord été plus facile sans pour autant embrasser totalement le sujet. La recherche menée se développe dans un élan d’engagement et de contestation à l’instar des impressionnistes qui jugeaient à leur époque les œuvres académiques comme étant des représentations insouciantes de la réalité. Monde nouveau s’inscrit ainsi comme une tentative de renouvellement de la pratique théâtrale contemporaine, dans le champ du théâtre dit postdramatique. Il exprime les lignes de force et exhibe les rouages du néolibéralisme qui nous fracture à l’instant T. Soit l’occurrence simultanée d’une multitude d’événements ne présentant pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens unifié au regard de celui qui le perçoit. Ce pourquoi, quelle qu’en soit notre perception, l’objet de cette création, en bloc, appelle à ce que nous y portions la plus grande attention.
Jean-Marie Dinh