En affaissant les cloisons socio-culturelles qui régissent le monde de la culture, comme celles qui séparent les amateurs des professionnels et les artistes des techniciens, le festival Situ défriche et ouvre grand les portes de la création.


 

En plus de mettre en avant de jeunes créateur.rices à la confluence du théâtre, de la performance et de la création sonore, la particularité du Festival Situ est que les initiatives artistiques proposées se tiennent dans différents lieux de Saint-Laurent-Le-Minier, village gardois de 380 habitants. Parenthèse atypique, près d’un quart de la population participe à l’organisation du festival. Le groupe O qui organise ce rendez-vous ouvre assurément une voie dans les conditions de production du spectacle vivant en tissant un lien entre création, espace public et espace naturel, comme entre villageois.es et artistes.

« Sans vous le festival n’aurait pas lieu. » C’est bien vrai ce que disent les membres du Groupe O aux habitant.es de Saint-Laurent-Le-Miniers, en aval du festival qui vient de clôturer son édition 2025. Car dans le tourbillon Situ, le montage des spectacles dans l’action compte davantage que le résultat et contribue pleinement à leur réussite. Embarquant tout le monde, bénévoles, habitant.es, public et artistes dans le processus de création, l’équipe impulse une énergie qui donne envie de faire, offrant à chacun.e une possibilité de contribution concrète.

Produire de l’art ensemble avec peu de moyens et beaucoup d’ambition ; rien ne semble impossible pour l’équipe Situ (Perrine Cado, Lara Marcou,  Nours, Marc Vittecoq). Cette année la troupe de théâtre amateur du village dont la plupart des membres n’ont jamais fait de théâtre a construit la trame de son spectacle Les visionnaires à partir d’improvisations sur des haïkus, associant la tragédie grecque et le cinéma d’Herzog, notamment Fitzcarraldo dont le tournage hallucinant est entré dans l’histoire. C’est sans doute parce qu’on a peur de rien qu’on est capable de tout au festival Situ.

Outre l’atelier théâtre, l’évènement débute vraiment 10 jours avant l’ouverture officielle du festival quand la trentaine d’artistes débarquent dans le village. Pour cette édition ils sont plus nombreux qu’en 2024 et trouveront pour la plupart un hébergement chez les habitant.es. À leur arrivée les propositions artistiques sont plus ou moins avancées, mais quelle qu’en soit l’étape de leur projet, tous les artistes orientent leur recherche en lien avec le lieu et les habitant.es du village. La population peut répondre aux besoins exprimés en apportant des éléments nécessaires aux décors et aux scénographies, ou en répondant positivement aux demandes de participation aux représentations, s’ils n’ont pas déjà été recrutés par Christophe qui gère l’équipe de bénévoles avec maestria.

 

L’ouverture officielle du festival a donné lieu à une hilarante parodie du coupage de ruban. Photo altermidi.

 

Les créations du festival portent à la fois sur les lieux et sur la mémoire de Saint-Laurent-Le-Minier à l’instar des Troublions expressifs et espiègles de la plasticienne Suzanne Sebo qui sont apparus dans les rues, trouvant logis dans les creux décrépits et humides des murs qui ne manquent pas. Comme un moyen de redonner vie à un passé rongé par le temps. La déambulation public à la recherche de ces trublions qui s’anime parfois à la fenêtre d’une maison est ponctuée d’escales, comme celle où Françoise, aux yeux pleins de vie et de malice, attend devant une porte derrière laquelle on enterrait jadis les gens debout pour nous conter d’inquiétantes histoires locales qu’elle tient de sa grand mère.

Il faut croire que cet ancien village de mineurs inspire. À la fin des années 70, se promenant le long de la rivière de La Vis, le réalisateur Jean-François Laguionie y installa son studio d’animation et sa maison de production dans un ancien atelier de bobinage de fil de soie. Aujourd’hui ce bâtiment est transformé en lieu de résidence artistique grâce à la mobilisation active des habitant.es impulsée par l’association Oh Mazette !. Nicole et Bernard qui y ont travaillé dès les premiers jours font vivre le riche patrimoine des films et séries d’animation produits sur place avec La Fabrique Association, laquelle organise tous les mois des projections publiques ainsi que Le Festival Cinéma dans les Étoiles en juillet. À l’occasion du festival Situ ils programment des films d’animation pour le plus grand plaisir des enfants, et de leurs parents qui peuvent ainsi assister en toute quiétude à leurs spectacles.

 

Créations cousues sur mesure
Adaptation de la femme Gauchère de de Peter Handke. Photo altermidi

Habiter le monde, le spectacle donné par la Cie Délit de Façade, d’après les textes de Sarah Fourage et Magali Mouge, mis en scène par Agathe Arnal, croise le cheminement percutant de quatre itinéraires en même temps qu’il brosse le portrait d’une société où les vieux adultes, pour une fois invisibles, occupent tout l’espace repoussant la jeunesse dans les marges. Ça crève les yeux si on y regarde. Il y a comme une urgence à le dire et à redistribuer les rôles et les moyens, mais rien ne se passe… Les portraits qui se succèdent interrogent sans jugement les faux-semblant de plusieurs générations.

Des maux contemporains aux angoisses il n’y a qu’un pas. Peut-être est-ce ce qui a poussé la chanteuse et compositrice Gisèle Pape à relever le défi de transformer nos peurs et angoisses en chansons apaisantes. Pour cela elle demande aux villageois.es de lui confier anonymement ce qui trouble leur sommeil. Elle reçoit plein de contributions à partir desquelles elle compose des chansons sensibles que l’on ira écouter chez Bruno, pour accoster sur la rive du réconfort.

Si l’on regarde l’eau en traversant le pont qui mène au village on peut observer le circassien apnéiste Frédéri Vernier faire corps avec la rivière pour sa performance bien nommée Truite provisoire. Habitué à travailler en aquarium, l’artiste se lance entre les roches des courants printaniers avec une telle maîtrise qu’on le soupçonne d’avoir des branchies.

Katerine Poneuve retrouve son intérieur dans la forêt. Photo Chantal Bossard.

Les comédiens David Charcot, Magali Murbach, Agnès Serri Fabre ont eu beaucoup à faire pour remettre en état l’appartement de la ville au-dessus du bar de la place qui a fermé après le Covid. Ils ont choisi ce lieu délaissé pour y produire une adaptation de La femme gauchère de Peter Handke. Quand vient le jour de la représentation, l’appartement abandonné revit à travers le drame erratique d’une femme qui a demandé à son mari de s’en aller, de la laisser seule avec son jeune fils. On observe Marianne dans son quotidien sensible. On traverse sa solitude en circulant dans son appartement. On en ressort chamboulé, mais plus fort.e, prêt.e à affronter l’inconnu.

En s’aventurant dans la nature aux portes du village, peut-être y croiserons nous Katherine Poneuve campée par Lara Marcou qui s’est trompée de porte en sortant de sa douche ce matin et se retrouve le corps au vent dans la forêt. À l’extérieure de sa vie familiale et urbaine en plâtre, Katherine retrouve son intérieur. Et voilà que le repli de ses pensées se transforme en mélodie. Elle parle aux animaux, fait des gammes avec les branches sur les arrangements savants de Florent Dupuis. Éloignée du monde et de son incessant bavardage, elle sent grandir en elle une force obstinée. Tout le monde lui demande ce qu’elle compte faire, si elle va rentrer, mais les pensées de Katherine se dérobent à elle sitôt qu’elle tente de les fixer. Dans la forêt elle va réaliser le plein potentiel de la révolution des sens.

Si vous laissez errer votre regard sur les cimes qui bordent le village à la tombée du jour vous frémirez peut-être de plaisir au son des chants polyphoniques populaires pyrénéens. Et si d’aventure l’utopie qui poursuit son grand œuvre vous menait à percevoir un morceau du Mont Analogue… La Cie toulousaine Mégasuperthéâtre adapte le roman inachevé de René Daumal en nous embarquant dans une expédition à la recherche de la plus haute montagne du monde, demeurée invisible à l’œil humain. Il se trouvera peut-être quelques esprits obtus pour vous dire que vous divaguez, que c’est une pure vue de votre esprit ; ces gens n’ont pas tout saisi. Cette montagne paraît inaccessible, mais il n’y a entre elle et vous que l’espace vide qui vous sépare. Pour en avoir le cœur net Mégasuperthéatre nous fait traverser des mers et gravir en titubant les côtes qui mènent vers le Mont Analogue et puis…

 

Mégasuperthéatre au départ de l’expédition vers la plus haute montagne du monde. Photo altermidi.

 

Et puis, le festival s’achève et il faut redescendre. Avant de se quitter tout le monde se retrouvent lors de la soirée de clôture pour un karaoké intergénérationnel où Hugues Aufray et Brassens côtoient IAM et Rihanna. Le lendemain on se réveille avec la tête qui bourdonne. Tout s’est intercalé si vite. Dans les interstices des rues du village les troublions se racontent en chuchotant ce qu’ils ont vu la nuit dernière.

On essaye de se remémorer ce qui s’est passé. La distribution des rôles, les liens relationnels qui se sont tissés, les possibilités d’interprétation des créations paraissent illimitées. La participation collective, l’appel infini et éternel de la nature, l’émancipation féminine comme piste de renouveau, sont autant de thèmes qui ont traversé l’édition 2025. Mais c’est sans doute la performance physique et métaphysique de Nours, 370 km/s, qui pourrait les résumer au mieux : « La rotation est l’un des deux mouvements simples fondamentaux des solides. » Entre voyages imaginaires et habitation pleine et concrète du village, Situ a expérimenté le sens de la spatialité, en s’inspirant des êtres dans leur monde. Saint-Laurent-le Minier va-t-il sortir de cet enchantement d’ici la prochaine édition ?

Jean-Marie Dinh

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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.