Pourquoi cette question : depuis Novembre 2023 nous relayons les compte- rendus de projets et d’actions des équipes soutenues par l’UJFP, mais aussi des témoignages, des récits et des analyses politiques transmises par nos camarades gazaoui.e.s qui agissent sur le terrain. Fin mars d’importantes manifestations populaires ont eu lieu à Gaza pour exiger l’arrêt de la guerre mais mettant également en cause le Hamas ou les différentes factions palestiniennes.
Il apparaît nécessaire de pouvoir rendre compte de ces manifestations populaires sans se retrouver coincé dans notre réflexion par le piège consistant à dire seulement : on ne peut pas critiquer la résistance, donc on ne peut pas rendre compte des analyses de nos interlocuteurs qui ne seraient qu’une partie des gazaoui.e.s. De la même façon qu’il n’est pas question que l’analyse ou le témoignage de terrain soit instrumentalisé par les soutiens du génocide, ce qui ne manque jamais dans ces situations. Ce raisonnement est trop court et nous prive de toute pensée.
Fait connaître la résistance, les cris de colère et les analyses de nos camarades de Gaza qui vivent un génocide nous oblige à réfléchir sur les formes que prend la résistance à Gaza et en Palestine.
La question de la mise en cause de la résistance et du Hamas par la population de Gaza dans le génocide et l’éradication qu’elle traverse en ce moment nécessite un cadre de réflexion. La société gazaouie sous occupation et maintenant sous génocide est fragmentée, traversée par de multiples avis, points de vue, et ce qui a provoqué ces manifestations c’est un large sentiment d’abandon.
Le piège consisterait à penser que la résistance ce n’est que le Hamas ou les autres factions palestiniennes. Il est important de comprendre que résister c’est continuer à respirer, à agir, à faire du projet, ce sont les larges et continus mouvements des gazaoui.e.s qui sont remontés vers le Nord pour se retrouver chez eux dès le premier jour de la trêve. Ce matin encore une amie de Gaza écrivait : « peu de personnes répondent aux ordres de déplacement dans mon quartier de Khan Younis car nous voulons rester chez nous et il n’y a plus aucun endroit à Gaza où l’on puisse être au calme, en sécurité. »
Résister recouvre des tas de formes d’existence qui vont de la respiration au lancer de roquettes, sachant qu’aujourd’hui l’emprise terrestre de l’armée israélienne dans la bande de Gaza est très importante. C’est la réalité. Donc cette réalité nous devons en rendre compte en déconstruisant à la base l’opposition — la résistance et la population. L’extrême droite israélienne le dit, « il n’y a pas de civils à Gaza, ce sont tous des terroristes ! » Il est nécessaire de continuer à publier coûte que coûte, au jour le jour, compte-rendus et analyses de nos camarades sur le terrain qui résistent car toute forme de résistance est légitime et la respecter fait partie de notre soutien.
Il est vain de dire “les Palestiniens pensent que…”. Aucune force ne peut, dans cette Palestine fragmentée par l’occupant, prétendre parler au nom de tous les Palestiniens. Les manifestations dans le nord de la bande de Gaza sont une réalité.
Pour résumer brièvement ce que nous disent nos interlocuteurs, ces manifestations ne proviennent pas d’une manipulation de l’occupant ou de l’Autorité Palestinienne. Elles ne mettent pas en cause le fait de résister au génocide, mais la façon de le faire, dans un cri de colère contre l’insupportable.
« La guerre est souvent décrite comme un tourbillon, un effondrement du passé, du présent et de l’avenir en un seul moment indistinguable. Il suspend la chronologie, fragmente la cohérence et inaugure la primauté de la désorientation, du désordre et de l’incertitude. Dans la guerre, le temps cesse de se dérouler ; il implose. Le sens devient erratique, et les structures qui autrefois ancraient la vie — rituelle, routine, mémoire, anticipation — sont consommées dans l’immédiateté de la survie. Pour de nombreux Palestiniens, même si la certitude est celle de la défaite ou de la reddition, ces manifestations sont un cri de certitude — pour l’ordre, pour la cohérence, pour tout ce qui pourrait stabiliser un monde en spirale vers l’ambiguïté, en particulier l’incertitude insupportable de savoir si l’on vivra ou mourra, si les amis et les proches y arriveront tout au long de la nuit. Il ne s’agit pas seulement de gestes politiques, mais de plaidoyers existentiels : des tentatives de réaffirmer la lisibilité face au chaos, de saisir des fragments de sens lorsque le sens lui-même est assiégé. »
Extrait d’un article du site Mondoweiss blog d’information alternatif orienté sur la couverture de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient.
Nous relayons des extraits des textes envoyés par Abu Amir les 5 et 6 Avril sur les manifestations populaires contre la guerre dans le Nord de Gaza, certaines ont eu lieu ensuite dans le Sud.
« Au cœur de cet enfer, dans une scène sans précédent, la colère populaire a éclaté. Dans le plus grand camp de réfugiés de Gaza, à Jabalia, des milliers de personnes sont descendues aujourd’hui dans les rues pour manifester. Une tentative désespérée de briser le mur du silence et d’interrompre le cycle de la mort qui les entoure. Les voix des femmes, des hommes et des enfants se sont élevées dans le ciel du camp, scandant : “Pas de siège, pas de destruction… nous voulons la dignité et la stabilité.” Ce qui est à la fois surprenant et choquant dans ces manifestations, c’est que la colère n’était pas seulement dirigée contre l’occupation, mais aussi contre le mouvement Hamas qui gouverne la bande de Gaza. Les manifestants ont crié haut et fort : “Transmettez le message : Hamas, c’est de la saleté !” D’autres slogans accusaient le mouvement de terrorisme, reprochaient à ses dirigeants en exil leur complicité avec l’ennemi et leur indifférence au sort du peuple de Gaza. Cette colère ne surgit pas du néant. Elle est nourrie par des déclarations publiques de certains responsables de Hamas à l’étranger, qui ont montré un mépris flagrant pour ce que vit la population. Certains ont même affirmé être prêts à sacrifier encore des milliers de vies, comme si les âmes humaines n’étaient que de simples chiffres sans valeur… Ces manifestations sont le dernier recours pacifique entre les mains des habitants du secteur. Si la guerre continue, si le siège et la famine se poursuivent, le tissu social déjà fragile se déchirera. Le fort dominera le faible, la criminalité se propagera, la corruption s’ancrera, et la sécurité disparaîtra. Ce ne sont pas des prédictions abstraites, mais des signes qui commencent déjà à se matérialiser. Le chaos n’est plus une menace lointaine, il frappe déjà à la porte, à moins que le monde ne se réveille et que la conscience humaine ne s’élève enfin… Quel pays peut-on construire si la morale meurt, si la corruption domine, si le puissant opprime le faible ? Avant de chercher une patrie, nous devons reconstruire l’humain. Gaza n’est pas seulement une terre bombardée, c’est une société à bout de souffle, détruite de l’intérieur et de l’extérieur, poussée vers le précipice sans aucune compassion. Le monde doit savoir que ce qui se passe n’est pas un simple conflit, mais une catastrophe existentielle qui menace l’avenir d’un peuple tout entier… Des Palestiniens ont participé à une grande manifestation de protestation à Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza, le mardi 25 mars 2025. Rassemblés parmi les ruines et à côté des tentes des déplacés, des centaines de personnes se sont réunies, selon certaines sources. Mais des témoins oculaires affirment que le rassemblement, initialement composé de quelques dizaines de personnes, s’est rapidement étendu pour atteindre plus de 2 000 manifestants, certains évoquant des milliers de participants venus de Beit Lahia et des environs. Les manifestants portaient des pancartes et scandaient deux revendications principales : l’arrêt immédiat de l’agression israélienne, et l’appel au Hamas à prendre des mesures pour mettre fin à la guerre. Les slogans comprenaient : “Stop à la guerre”, “Stop à l’effusion de sang”, “Nous refusons de mourir”, ainsi que des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : “Le sang de nos enfants n’est pas bon marché… Nous voulons vivre en paix et en sécurité” À l’intérieur, de nombreux manifestants ont pointé du doigt la responsabilité du Hamas dans leur souffrance. Ils estiment que la poursuite du lancement de roquettes depuis les zones résidentielles attire des représailles israéliennes destructrices. Ils ont appelé les dirigeants du Hamas à prendre des mesures politiques immédiates pour arrêter le bain de sang, certains allant jusqu’à demander leur retrait du pouvoir si cela permettrait de sauver des vies. »
« Certains dirigeants du Hamas, comme Bassem Naïm, ont commenté publiquement les événements, reconnaissant la douleur vécue par les Gazaouis : “Tous ont le droit de crier leur douleur et de lever la voix contre l’agression sur notre peuple et l’abandon de notre nation”, a-t-il déclaré, avant d’ajouter : “Il est inacceptable et condamnable d’exploiter cette tragédie humanitaire pour faire avancer des agendas politiques suspects ou pour dédouaner le véritable criminel” — l’occupation et son armée… Ces manifestations populaires sans précédent à Gaza constituent une alerte forte, porteuse de significations humaines et politiques profondes. Elles témoignent d’abord de l’ampleur de la souffrance des civils après des mois de bombardements, de déplacements et de pertes humaines. Quand des milliers de personnes sortent manifester dans une société conservatrice, assiégée, et sous surveillance sécuritaire étroite, cela signifie que la douleur a dépassé la peur… Ces manifestations révèlent aussi des contradictions internes à Gaza : la population soutient globalement la résistance armée et reconnaît que la cause première de ses malheurs est l’occupation et le blocus israéliens. Mais elle commence aussi à remettre en question la stratégie du Hamas. Coincés entre les frappes israéliennes et les choix du mouvement, les civils cherchent des alternatives. Cela place le Hamas devant un dilemme : ignorer la rue pourrait intensifier la colère, mais tout compromis politique pourrait être perçu comme un signe de faiblesse. C’est un moment critique, révélant le décalage entre le discours du Hamas axé sur la résistance, et une population épuisée qui crie : “Assez de guerre” ».
Une clameur pour la vie
« Sur le plan humanitaire, les manifestations de Beit Lahia sont un cri collectif pour la vie au milieu de la mort. Des parents portant leurs enfants ou les photos de leurs proches tués, devant les ruines, dans les camps, ont envoyé un message bouleversant : un mélange de désespoir et d’espoir. Un espoir que leur voix soit enfin entendue pour mettre fin à la spirale de violence qui a transformé leur vie en “fleuve de sang”. La situation à Gaza, décrite à travers les faits, les témoignages et les images, ne tolère plus un langage diplomatique aseptisé. Il s’agit d’une catastrophe humanitaire à part entière, d’un génocide méthodique d’un peuple dont les seules armes sont la résilience, l’attachement à la terre, et la dignité de mourir debout ».
Brigitte Challande
Photo. Manifestation populaire dans le camp de réfugiés de Jabalia