Elles sont huit performeuses afrodescendantes sur le plateau, toutes différentes. Elles ont chacune été soumises à la figure de la femme noire comme objet de fantasmes. Elles font sororité dans un spectacle vérité qui dessine une histoire panafricaine féministe. Attention chaud devant !
Le tour tourne et le corps de l’objet prend forme dans les mains expertes de la céramiste qui le façonne au fur et à mesure de l’exécution. Un autre corps noir qui frotte le sol disparaît dans sa tâche physique et répétitive. Il s’exécute pour que resplendisse la blancheur immaculée du sol. Ainsi va toute chair.
Rebecca Chaillon nous entraîne loin dans cette première scène, métaphore plastique et poétique de la naissance, de la mort et de la renaissance des femmes noires sous les couleurs tricolores de notre République. Elles sont huit performeuses afrodescendantes sur le plateau, toutes différentes. Elles ont chacune été soumises à la figure de la femme noire comme objet de fantasmes. Elles font sororité dans un spectacle vérité.
Militante, antiraciste, la sulfureuse artiste d’origine martiniquaise se revendique de l’afroféminisme et activisme queer. L’ennuie, avec ces choses-là, contraint à renoncer à la version heureuse de la diversité du peuple dans une nation libre. Au sein de la société française, être une femme n’est déjà pas simple, les règles de « bonne » conduite au quotidien relèvent souvent de la soumission — l’obsession de la minceur, de la beauté, le fait de se sentir obligée d’être agréable, souriante, serviable —, mais être une femme noire et vouloir exister selon sa propre condition et être respectée pour ce qu’on est, vous classifie indubitablement dans la catégorie des militantes inaudibles (révolutionnaires, gauchistes, activistes pour le climat, féministes, wokistes…) auxquelles on pourrait ajouter tout une partie de la jeunesse qui composait hier la grande majorité de la salle du CDN remplie comme un œuf.
En donnant une dimension performative à sa diatribe contre les préjugés répandus de l’élitisme bourgeois, Rebecca Chaillon se garde habilement de charrier le lot de lieux communs habituels des idéologues cultivés et courtois de gauche. Ce qui se déroule sur le plateau de Carte noire nous permet de comprendre que ce que l’on perçoit ne relève pas d’une opinion estimable, mais bien d’un constat vécu. Les femmes racisées sont toujours la source de fantasmes qui les dépassent et les renvoient à un statut d‘objet, notamment dans le monde de l’art.
De nombreuses voix réfutent la perpétuation des stéréotypes racistes dans les représentations artistiques, mais de Gauguin à l’art nègre des surréalistes, en passant par la belle « panthère noire » Joséphine Baker, l’expression artistique épouse les angles morts de l’histoire coloniale française. Rebecca Chaillon tape dans le mille avec cette pièce à apparence trivial, dont la pleine signification remonte comme la moutarde au nez.
Tout est permis dans ce joyeux chaos, où l’on observe, on joue et l’on réfléchit. Comment mieux décoloniser les esprits occidentaux qu’en défaisant les spectateurs de leur affaires personnelles ? La vérité n’est pas un résultat de la réflexion, ici, l’expérience de se voir saisir son sac par une inconnue fait vivre la dépossession comme expérience préalable pour réfléchir à la colonisation.
En ces temps troublés où certains créateurs peinent à innover tant la réalité dépasse la fiction, Le spectacle de Rebecca Chaillon dynamite nos repères dominants. « Cette intimité que j’expose est un geste artistique aussi humain que politique », confit-elle à propos de Carte noire. Le jour de la première, devant l’Assemblée, le Premier ministre François Bayrou a tenté de rassurer tout le monde avec son discours de politique générale. Tant et si bien qu’il n’a pas dit grand chose. On n’a avancé sur rien. En l’écoutant, c’est à peine si l’on sait que nous sommes en 2025. Bref tout le refrain familier du vide politique qui emplit l’espace… Pour ne pas sombrer allez au théâtre voir la pièce de Rebecca Chaillon, sans céder en rien à l’intérêt que vous portez à la politique. Vous serez bien dans votre époque…
Jean-Marie Dinh
Carte noire du 14 au 17 janvier à Montpellier au Théâtre des 13 Vents. Réservations