Après la conclusion de deux séries vedettes, l’auteur de BD livre d’autres visions de la vie, écoute celle de son frère cadet, révèle celle de sa mère, et prépare un film… top secret ?


 

Fadi sort de l’oubli. C’est lui le héros de la nouvelle série de bandes dessinées dont Riad Sattouf a célébré la sortie le 8 octobre. « Moi, Fadi, le frère volé » (Les Livres du Futur) fait déjà un malheur, se hisse en tête des ventes, et son auteur est en tournée de dédicaces à travers la France. Il a passé le relai autobiographique à son frangin retrouvé, mais il est son porte-voix, au sens littéral.

Si les lecteurs de Charlie Hebdo ont un vif souvenir des épisodes de « La vie secrète des jeunes », et les fidèles de Fluide Glacial (j’en suis) de l’imbattable « Pascal Brutal », c’est à ses deux plus importantes séries que Riad Sattouf a mis fin récemment : « Les cahiers d’Esther » en 9 volumes et « L’Arabe du futur » en 6 tomes. Cette dernière histoire s’achève pour renaître en quelque sorte à travers un nouveau personnage, ce jeune frère.

 

Fadi en double JE

Riad Sattouf reprend sa plume et son nuancier. Avec un autre regard sur l’histoire de sa famille. Le titre le dit : « le frère volé » et non « le fils volé »… L’enlèvement de Fadi, à 5 ans et demi, par son père qui l’emmène en Syrie, son pays d’origine, est plus qu’un événement puisque la séparation va durer vingt ans. Lorsqu’il revient en France, fuyant la guerre civile, en 2011, ses récits personnels sont un déclencheur pour Riad. « Les histoires de Fadi ont ranimé mon histoire », explique l’auteur, qui démarre alors la série « L’Arabe du Futur », sur un mode autobiographique. « Moi Fadi » ne voit donc le jour qu’après les six tomes, après cette sorte d’épopée hantée, revécue « avec le fantôme de ce livre ». La graine est en terre, la plante pousse et maintenant ramifie.

Le lecteur est interpelé par ce « je » auquel il s’identifie inconsciemment. Ce choix est déjà dans « Les Cahiers d’Esther » et dans le long métrage « Les beaux gosses », avec Vincent Lacoste qu’on retrouve dans la BD « Un jeune acteur ». Le « je » se trouve aussi bien dans le cartouche encadré que dans les scènes elles-mêmes, ou dans les commentaires intimes au lettrage différent. On se souvient bien du « Là c’est moi » récurrent dans les autocommentaires d’Esther, du « Vu et entendu » automatique dans « La vie secrète des jeunes ». Tout un jeu sur les distances.

 

Le petit blond beau gosse qui se raconte, dans « L’Arabe du Futur », signé Riad Sattouf Photo. Marie Rouge Allary Editions

 

 

Improbable futur

L’odyssée de Fadi était attendue, sa disparition ayant été signalée au tome 4, son retour au tome 6. Cette série est prévue en trois volumes. Premier climat, la Bretagne familiale et la grand-mère tant aimée. Enlèvement ensuite, qui dure et pèse, en émotions, sans argumentation, en découvrant une Syrie qui métamorphose le jeune enfant de six ans, à Ter Maaleh, près de Homs, où le père, Abdel-Razak, docteur d’université, renoue avec ses racines, ses ambitions, son autorité. On passe de l’autre côté du miroir, et deux mondes s’opposent. Contrairement à l’expression « L’Arabe du futur », qui désigne un idéal imaginé par le père pour inciter ses enfants à la réussite scolaire, on trouve un climat violent, des repères peu imaginables, en famille, à l’école.

Dans le dessin, le physique devient différent, la vision plus sèche, l’humour plus grinçant. La parole paternelle est de plus en plus caricaturée — « Keski ti veux li dire di plis » —, les dialogues en arabe non traduits. Oppression. Montée de l’angoisse pour le lecteur. Difficile de parler de spin-off (série dérivée) pour des mises en abyme si intimes.

 

Des mots et des couleurs

Riad Sattouf l’a reconnu, les souvenirs de son frère ont remis en question son image. Elfe ou troll ? Le superbe enfant blond (souvent identifié comme juif), grand frère modèle, est aussi un méchant qui repousse ses cadets Fadi et Yahya. Et dans la nouvelle série, ce n’est plus un Riad écrivain dessinateur autobiographe et personnage « ultra méga beau », mais un Riad qui endosse le « je » de Fadi, et devient un porte-parole, un porte-regard. De quoi déciller les yeux du lecteur.

Demeure l’esprit du dernier tome de « L’Arabe du Futur », mais les couleurs changent, et l’auteur explique avec humour son sens des nuances, sa symbolique : « C’est un moyen supplémentaire pour manipuler le lecteur. » Le jaune inaugure la nouvelle saga quand Fadi déclare : « J’ai l’impression d’être la lumière qui éclaire le monde ! ». Le rouge est toute violence, première couleur détectée par l’œil. Le vert, presque absent, est détesté par le dessinateur, teinte ultime repérée par l’œil. Ils éclatent dans le drame qui conclut ce premier épisode… Les repères sont clairs : une possession paternelle progressive, une bonne dose de sa folie dans les rencontres, dans les sacs de billets de banque, dans la consultation du génie. Et comme une évidence… la responsabilité de Fadi qui a été chargé de choisir la nouvelle épouse de son père !

 

Place à la mère

Riad Sattouf n’a pas tout dit, loin de là. L’arbre ramifie. La maman des trois garçons fait désormais l’objet d’un rendez-vous BD mensuel de quatre pages dans le magazine Notre Temps. Le titre ne contient pas son prénom. Dans ce premier épisode de « L’Arabe du futur, le Livre de la mère » (novembre 2024), la maman, Clémentine Faruel, indique d’entrée que son récit a été transformé en BD par Riad. Cette fois chaque case comporte son encart explicatif, d’autant que la nouvelle saga traverse la guerre de 39-45, jusqu’à la naissance de la maman en 1950. Vision adulte à suivre.

 

Premier épisode du « Livre de la mère », publié dans « Notre Temps » : Clémentine, la maman, se présente. Photo MF

 

Ces parutions simultanées confirment bien qu’on est à la croisée des points de vue, sans introspection, et on y retrouve ce que l’auteur appelle « le malaise du clair-obscur ». Il ne s’agit pas pour ce Breton Syrien de reconstruire sa famille explosée mais de continuer à « montrer le monde à hauteur d’enfant », de dire ce qui semble « irracontable », avec un certain décalage, un humour qui fait qu’on rit des choses terribles. « C’est cela la vie », assure Riad Sattouf.

 

Vivement Les Inconnus !

La troisième aventure est côté cinéma : Riad a été sollicité par le trio Les Inconnus — qu’il adore ! — pour écrire et réaliser un nouveau film, une comédie. Chut, c’est encore un secret, bien que Pascal Légitimus en ait parlé en février, et que dans l’émission « C à vous »  Riad Sattouf lui-même ait exprimé sa détermination : « Pour moi, Les Inconnus c’est trois divinités de l’humour français. Ils ont influencé toute ma façon de voir le monde. Quand je vois Michel Barnier parler, j’ai l’impression que c’est Bernard Campan déguisé. Quand je vois Sandrine Rousseau, j’imagine Pascal Légitimus avec des lunettes. Essayer de les regrouper, de les refaire rejouer c’est quelque chose qui me fascine. »

Le film à venir est une dystopie, fiction d’un monde totalitaire, qui se passe en hiver dans une France… du futur (encore !) après le dérèglement climatique. Son titre sera « Le grand départ » et le tournage est annoncé pour l’an prochain. Coïncidence : dans la BD, le jeune Fadi passe une belle soirée (sa maman étant guérie de son cancer) à regarder en famille Les Inconnus qui chantent « Rap-tout » à la télé… la veille de l’arrivée surprise du paternel !

Il y a encore beaucoup dans l’inconnu, des voix à écouter, celle du petit dernier Yahya peut-être… Quant à celle du père, décédé en 2007, qui hante en fantôme funeste les souvenirs de ce choc des cultures, elle ne peut qu’être réinventée ou définitivement enterrée. Heureusement, évitant jugements et modèles, les chemins des enfants se croisent, avec toujours autant d’humour et d’émotion.

Michèle Fizaine

 

Fadi enlevé par son père sur la couverture du tome 1, en route vers la Syrie. Photo. MF

 

Photo du haut. Tout commence en lumière, en couleur jaune pour Fadi, 5 ans et demi, héros de la nouvelle série. Photo. MF

 

Pour en dire plus

Séries :
  • L’Arabe du Futur, 6 tomes, 2014-2022, Allary Éditions, traduit en 23 langues, vendus à plus de 3,5 millions d’exemplaires.
  • Les Cahiers d’Esther, 9 tomes, 2016-2024, Allary Éditions, vendus à 2 millions d’exemplaires.
  • Le Jeune Acteur I, 2021, Les Livres du futur.
  • Pascal Brutal, 4 tomes, 2006-2014, Fluide Glacial.
  • La Vie secrète des jeunes, 3 volumes, 2004-2012, L’Association.
  • Les Pauvres Aventures de Jérémy, 3 volumes, 2003-2005, Dargaud.
  • Ma circoncision, 2004, L’Association. Retiré de la vente par l’auteur (neuf à 14 €, l’exemplaire, d’occasion, atteint plus de 300 €…).
    Et quelques autres…
Prix :

Outre de de nombreux prix internationaux, Riad Sattouf a remporté à deux reprises le Fauve d’or du meilleur album au festival d’Angoulême, en 2010 et en 2015, et il a reçu en 2023 le Grand Prix du festival d’Angoulême. Rappelons que pour le Grand Prix du même festival 2016 il s’est retiré de la liste des 30 nominés car elle ne comportait aucune femme.

Films :

Deux longs-métrages : Les Beaux Gosses (2009), César du meilleur premier film, et Jacky au royaume des filles (2014).

En tournée :

En octobre, Riad Sattouf a organisé une tournée de rencontres et dédicaces à Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Nancy, Paris et Lille. En novembre, il sera le 27 à Rennes, le 28 à Vannes et le 29 à Brest.

 

 

 

 

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J’ai enseigné pendant 44 ans, agrégée de Lettres Classiques, privilégiant la pédagogie du projet et l’évaluation formative. Je poursuis toujours ma démarche dans des ateliers d’alphabétisation (FLE). C’est mon sujet de thèse « Victor Hugo et L’Evénement : journalisme et littérature » (1994) qui m’a conduite à écrire dans La Marseillaise dès 1985 (tous sujets), puis à Midi Libre de 1993 à 2023 (Culture). J’ai aussi publié dans des actes de colloques, participé à l’édition des œuvres complètes de Victor Hugo en 1985 pour le tome « Politique » (Bouquins, Robert Laffont), ensuite dans des revues régionales, et pour une série de France 2 en 2017. Après des études classiques de piano et de chant, j’ai fait partie d’ensembles de musique baroque et médiévale, formée aux musiques trad occitanes et catalanes, au hautbois languedocien, au répertoire de joutes, au rap sétois. Mes passions et convictions me dirigent donc vers le domaine culturel et les questions sociales.