Chaque année, le Cinemed met à l’honneur une jeune génération de cinéastes d’un pays méditerranéen. En envoyant un coup de projecteur sur le Maroc, la 46e édition a ouvert une fenêtre sur l’effervescence créative et les défis auxquels ils font face. Pourquoi et comment font-ils du cinéma ? Quelques éléments de réponse…


 

Le groupe est formé d’Ismaël El Iraki, Alaa Eddine Aljem, Yasmine Benkiran, Sofia El Khyari, Asmae El Moudir, Saïd Hamich Benlarbi et Faouzi Bensaïdi (qui représente une source d’inspiration pour les réalisateurs de la génération d’après qui en sont à leur premier ou second long-métrage). Cette rencontre animée par Tewfik Hakem incarne la diversité des perspectives marocaines et explore de nouveaux territoires cinématographiques.

Ismaël El Iraki : Notre démarche cinématographique ne s’inscrit pas dans une rupture avec le passé ou une volonté d’actualisation mais plus simplement dans l’idée de faire des films qui nous ressemblent. Personnellement, je voulais traduire l’émotion musicale au cinéma. Le Maroc est dans une période d’essor musical, les instruments sont plus modernes mais s’accordent sur des rythmes berbères. Des événements émergent comme le festival L’Boulevard à Casablanca qui permet aux groupes de musique marocaine rap/hip-hop, rock/métal et fusion de se faire connaître par le public. Mon film Burning Casablanca rentre dans ce contexte.

Alaa Eddine Aljem : De mon côté je suis rentré dans une école de cinéma pour embêter mon père. J’ai essayé d’autres choses mais je suis mauvais pour le reste. Je ne sais rien faire d’autre que du cinéma. J’adore regarder les gens, je peux passer mon temps à la terrasse d’un café à regarder la vie autour de moi. J’aime aussi raconter des histoires et le cinéma permet de ne pas tout verbaliser. Le Maroc est mon ancrage socioculturel, mes idées de films viennent de mes souvenirs d’enfance au pays, de ce soleil ou ce désert qui est d’ailleurs présent dans mon court métrage Les poissons du désert et mon film Le miracle du saint inconnu.

Yasmine Benkiran : Pendant mon enfance et mon adolescence au Maroc, je ne me retrouvais pas dans les films proposés au cinéma. Reines, c’est le film qui m’a manqué quand j’avais 17 ans. Mon film entre dans un combat de représentation de femmes. Aujourd’hui je vis en France, mais bien que je co-écris, je ne peux pas faire de film français car mon imaginaire est marocain. Je reproche aussi aux productions françaises leurs attentes relatives au discours qui passent avant le cinéma. Je n’ai pas tout de suite osé devenir scénariste et réalisatrice, j’ai commencé par travailler dans la production, ce qui m’a permis de démystifier le travail. Hayao Miyazaki m’a beaucoup inspiré. De même, Parasite de Bong Joon-ho est impressionnant, il a eu beaucoup de succès parce qu’il parle à tout le monde.

Sofia El Khyari : Au Maroc il y a peu de fonds pour le cinéma et encore moins pour l’animation qui est quasiment inexistante. Le dessin est mon premier mode d’expression. Artistiquement, il ne me demande pas de faire de choix et me permet de créer un univers complet. C’est un médium qui casse les barrières et me permet d’exprimer une créativité pure. J’ai fais beaucoup de courts-métrages, format que j’affectionne particulièrement. Mes courts-métrages s’adressent aux adultes même si je me suis rendue compte que les enfants y voient autre chose, relevant davantage de l’ordre du merveilleux. En ce moment je suis en train d’écrire mon premier long métrage d’animation.

Asmae El Moudir : Pour ma part, peu importe la forme (fiction, documentaire, animation) car mon travail est hybride, c’est un laboratoire où la caméra me permet d’écrire. Je n’envisage pas la réalisation comme un métier mais comme l’action de raconter quelque chose qui fait mal. Au Maroc, contrairement à beaucoup de pays européens, il n’y a pas beaucoup d’images d’archives. Avec La mère de tous les mensonges tout est parti d’une question que j’ai posé à ma grand-mère : Pourquoi il n’y a pas de photographies à la maison ? J’ai voulu raconter une histoire avec les membres de ma famille, ce qui m’a conduite à chercher à libérer la parole, faire des photographies et restaurer la mémoire. Mon film m’a pris 10 ans, dont 7 pour constituer des archives. Pour moi, le processus fait parti du film. Le foyer étant une miniature de la société, mon film est devenu politique, naturellement, quand j’ai transposé ma simple question familiale à grande échelle. Comment raconter une histoire sans preuves ? Mon histoire personnelle et celle de mon pays.

Saïd Hamich Benlarbi : J’ai grandi au Maroc, puis à l’âge de 10 ans j’ai rejoint mon père qui était ouvrier agricole en France. Mon rapport au cinéma est très lié au Maroc. Il m’a permis de me reconnecter avec le pays et la langue, sans lui je n’aurais été qu’un marocain en France. La thématique de l’exil est présente dans mon film La mer au loin. Au-delà d’être réalisateur, je suis aussi producteur, métier en déficit au Maroc. Il y a un vrai enjeu à former de nouveaux producteurs au Maroc pour que les réalisateurs puissent traiter eux-même de leur pays.

Rencontre autour de l’audace du jeune cinéma marocain.

Faouzi Bensaïdi : Ma génération s’est positionnée dans la rupture. Pendant 20 ans il n’y a pas eu de nouveaux cinéastes marocains. Aujourd’hui c’est une chance, ils sont comme une vague qui ne fait que grossir. Les relations qu’ils entretiennent entre eux sont apaisées. Leur cinéma est différent. Je suis admiratif de leur audace formelle, de leurs imaginaires personnels revendiqués, de leur prise en main d’un cinéma dont on n’avait pas droit. Le Maroc est tout autant une chance pour eux, qu’eux sont une chance pour le Maroc car tout reste à faire. On a tous des trucs à raconter donc on se tourne moins vers l’adaptation littéraire. Pourtant il y a un vrai travail à faire avec la littérature marocaine. Personnellement j’ai réinterprété la pièce de théâtre La Cerisaie d’Anton Tchekhov, j’aimerais aussi adapter Le pain nu de Mohamed Choukri un jour, mais j’ai réglé mes comptes avant de m’ouvrir à autre chose. Nous avons de formidables acteurs au Maroc, mais c’est également un cimetière pour beaucoup de cinéastes qui disparaissent.

Ismaël El Iraki : En France, quelle que soit la demande la réponse est : « c’est pas possible ». Les films de Faouzi Bensaïdi comme Mille mois ou Déserts nous montre que c’est possible et sonnent vrai. Je pense que plus on est particulier, plus on est universel. Entre cinéastes marocains on se soutient dans les galères et on célèbre quand il y a à célébrer.

Alaa Eddine Aljem : Au Maroc nous avons des productions internationales de films (américaines, européennes, asiatiques). C’est bien car cela forme les marocains aux techniques du cinéma, et ce sont ces mêmes personnes qui vont travailler par la suite sur des films locaux comme les nôtres, mais cela produit également du racisme. Dans leurs films, il est courant par exemple que lors d’un dialogue, un acteur arabe s’exprime dans la mauvaise langue par rapport au pays où la scène est tournée. Ces passages insensés sont conservés au montage, sauf qu’on le voit, nous.

Sofia El Khyari : La mondialisation a conduit à la sortie de films sur le Maroc qui ne nous représentent pas. Les réalisateurs marocains doivent s’interroger sur la manière dont ils vont créer l’histoire de leur cinéma dans un contexte où il se libère de ses chaînes.

Ismaël El Iraki : Deux de mes films ont été interdits au Maroc. J’ai été censuré notamment en voulant donner à voir une fidèle représentation de ma génération et en dressant un tableau de l’âme de Casablanca. Je n’ai pas cherché à briser les tabous, j’avais écrit un dialogue avec un langage familier entre deux de mes personnages. Quand on est allé tourner dans la rue, j’ai précisé au voisinage la nature de la scène pour qu’ils puissent fermer les fenêtres s’ils ne voulaient pas entendre. On m’a répondu : « Qu’est-ce-que vous croyez qu’on entend tous les jours ? » Finalement, le problème avec la censure ce n’est pas le public mais l’opinion publique.

Saïd Hamich Benlarbi : Quand un film répond aux attentes il cartonne, mais s’il ne s’adapte pas au large public l’équipe aura des difficultés à le faire sortir. C’est indirect, un distributeur n’a pas à se justifier de son refus mais nous pouvons en décoder le sens. De même, moins de fonds sont débloqués pour les films en arabe, donc nous devons chercher les fonds auprès de plusieurs investisseurs pour avoir le budget nécessaire à la sortie d’un film.

Faouzi Bensaïdi : Il y a aussi une pression sur le cinéma pour qu’il réponde à des images attendues. Généralement, le public a envie de sortir d’un film marocain en se disant : « C’est une catastrophe de l’autre côté, je suis content de dormir chez moi. » Un bon cinéaste est celui qui a trouvé des solutions aux galères. Il faut résister aux attentes, un cinéaste ça résiste tous les jours.

Le cinéma marocain se doit de répondre aux enjeux de créations locales et sincères en capacité de capturer leur complexité culturelle. La question de la censure, des financements limités, de la pression des distributeurs, et des stéréotypes imposés par les productions internationales sont autant de défis que ces artistes relèvent, tout en affirmant leur identité et en forgeant un cinéma marocain authentique et universel.

Sapho Dinh

Avatar photo
Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.