« Aïcha » en compétition pour l’Antigone d’or au Cinemed. Avec ce second long métrage le réalisateur tunisien Mehdi M. Barsaoui évoque son pays qu’il adore et qu’il déteste.
Le film s’inspire d’un fait réel : suite à un accident de la route en Tunisie un bus s’écrase ne laissant qu’une femme réchapper à la mort. Les autorités annoncent cependant le décès de tous les passagers et la survivante y voit l’occasion d’échapper à son ancienne vie en ne déclarant pas l’erreur. Le simulacre de sa mort ne durera que 24h, là où le film permet au personnage principal, Aya, d’entamer une nouvelle vie.
Aya habite chez ses parents à Tozeur, une petite ville du sud de la Tunisie. La jeune femme subit la pression d’un environnement où ses choix sont limités par sa condition économique, ses responsabilités familiales et les attentes sociales. Sa vie est faite de compromis, de renoncements à ses aspirations personnelles et de manipulations de son entourage. Elle n’a pas pu faire d’études face à la nécessité d’effectuer un travail en hôtellerie pour payer le loyer de sa famille, ses parents lui demandent de réfléchir à un mariage arrangé, les perspectives que son patron et amant lui font miroiter n’aboutissent pas. Le changement est provoqué par l’annonce de son décès suivi de son choix de rester morte.
Si l’une des pires souffrance d’un parent est la perte de son enfant, Aya le leur impose, mais cette décision est nécessaire pour elle. Comme le souligne son interprète Fatma Sfar :
« L’annonce de sa mort la fait se sentir vivante. Elle a besoin d’être une autre personne pour vivre, ce qui est différent de survivre ».
Dépassant son passé et débarrassée de son identité, Aya part s’installer à Tunis. S’en suivra une série d’obstacles où elle devra notamment s’affranchir de sa culpabilité envers ses parents — exacerbée par les injonctions religieuses et sociales en Tunisie, où l’honneur des parents occupe une place centrale — lors d’un dialogue d’une vérité crue lorsqu’ils viennent la blâmer, ainsi que de celle d’un mensonge lors d’un témoignage dans une affaire policière.
Le réalisateur nous donne à voir une Tunisie où les hommes et les femmes subissent le poids de la société. La force du film réside en partie dans la manière dont il expose la place de la femme dans une société marquée par des tabous et des injustices à travers des scènes qui illustrent des violences sexuelles et des jugements moraux sur le comportement des femmes. C’est un contexte où une femme est amenée à vouloir contacter un médecin pour se refaire un hymen, où elle est accusée d’aguichage ou de prostitution pour s’être rendue en boîte de nuit, où lorsqu’on lui impose un interrogatoire elle se retrouve face à un policier qui adresse à Dieu des paroles pour « résister à la tentation », où elle subi des violences. Le réalisateur précise que le poids sociétal que porte Aya :
« C’est le cas pour beaucoup de femmes en Tunisie, bien que le pays soit plus éveillé que d’autres États arabes ».
À cela s’ajoute la corruption policière très répandue en Tunisie. Ces difficultés donnent lieu à des contestations et de la solidarité. Nidhal Saadi qui joue le rôle d’un policier explique à propos de son personnage que lorsque Aya s’affranchit des dogmes, cela lui permet aussi de se libérer des carcans qui pèsent sur lui, ils ont besoin l’un de l’autre et voit en Aya l’occasion de réparer.
Esthétiquement, « Aïcha » met en lumière une Tunisie contrastée, entre paysages ruraux et urbains, entre société moderne et traditionnelle. De même, le réalisateur présente des personnages nuancés, ni totalement bons ni totalement mauvais et cherche à équilibrer tout au long du film son intrigue politique et celle de son personnage principal. Mehdi M. Barsaoui explique simplement :
« On adore et on déteste la Tunisie ».
« Aïcha » signifie en arabe « vivante ». Lorsque Aya change d’identité pour la troisième fois, elle annonce avec force de symbolisme : « Je veux être Aïcha. » Ce parcours vers la liberté s’accompagne de nombreuses luttes et d’une transformation intérieure profonde.
Sapho Dinh
Après sa sortie en Tunisie, le film sera en salle en France au mois de mars 2025. Dans le cadre du Cinemed, la dernière projection aura lieu ce mercredi 23 octobre à 15h30 en salle Pasteur au Corum.