Ceci est mon corps, mis en scène dans l’espace public par Claire Engel, d’après le texte de Marie Dilasser, interprété par Charlotte Daquet. Le récit vécu d’une poule ou l’éveil progressif et téméraire d’un sujet passif. Quand le produit hybride retrouve sa nature sauvage, indomesticable aux tâches et fonctions qui lui était assignées, une autre histoire commence.


 

Ce dont je me souviens

Le besoin me prend de faire remonter les événements de cette journée où je me suis retrouvé face à un corps à plumes, celui d’une poule qui vous parle. Pour situer précisément le moment où ça s’est déclenché, je me souviens que c’était l’été, un dimanche matin dans le parc de Murviel-lès-Montpellier. Pas dans une boîte de théâtre, mais au point névralgique de l’espace public, à deux pas du petit marché. Il n’y a à priori pas de lien à faire entre cette poule et le marché, quoi que…

Il y avait des arbres, nous étions assis à même le sol. Je ne sais plus vraiment comment la pièce a commencé. Je retiens de cette imprécision un souvenir agréable. L’idée que le spectacle vivant n’est pas un produit de luxe. Il n’y a pas de toc toc toc, éteignez vos portables, le rideau s’ouvre, puisque tout est déjà là. Claire Engel, la metteuse en scène, vous parle comme on peut se parler dans la rue. Une autre femme arrive du fond de l’allée pour mettre en perspective ce qu’elle vit dans son corps de poule, ses cellules programmées, ses molécules sous contrôle.

On pense à La ferme des animaux, cette fable glaçante écrite durant la Seconde Guerre mondiale sur les régimes autoritaires, mais ce texte de Marie Dilasser, que ne renierait pas Orwell, évoque le totalitarisme d’aujourd’hui, au cœur des démocraties. Beaucoup moins lisible que l’oppression stalinienne de l’époque ou celle des Talibans depuis leur retour au pouvoir. Après tout, une poule reste une poule quelque soit le confort de la basse-cour.

De la poule à l’œuf ou de l’œuf à la poule, rien de bien naturel quand la femme, objet ou animal se voit destinée à produire. Elle demande « une autre fiction, une autre histoire, une histoire accrochée à tous mes organes ». Son désir n’est pas audible en de nombreux endroits. Il sera difficile de la prendre en considération, parce que cela ralentirait la cadence et… les bénéfices. Quand la poule décide d’en finir avec cette condition et entreprend de respirer et vivre par elle-même. Il lui faut trouver une place dans ce monde plein de prédateurs. Ceux qui hier la croquaient, ou souhaitaient le faire, désormais l’ignorent. À croire que l’humaine n’existe pas, qu’il n’y aurait que des humains et des poules pour faire l’humanité.

 

Tyrannie du pouvoir médical

Charlotte Daguet. Photo altermidi

Au fur et à mesure que la comédienne Charlotte Daquet extirpe ses mots de snipeuse pour signifier qu’elle est vraiment humaine, on prend conscience qu’on ignore beaucoup de la vie des poules. Certaines ont de la méthode pour s’abstraire de la réalité. Celles qui résistent goûtent inévitablement à la puissance de la peine. Si, plus jeune, la poule a attiré les regards, la voilà passée du statut de bombe sexuelle à celui de grenade dégoupillée.

L’Audace de la langue et la virulence du texte tient en partie à ce combat continu pour exister, car il ne s’agit pas simplement de se réaliser. Il faut aussi essuyer l’indifférence, traverser des forteresses où les puissants pensent qu’ils auront raison des soubresauts de l’humaine créature pour la ramener à sa condition d’animal. La colère d’une femme se perd souvent dans le silence, dans le vide sidéral, l’oiseau se retrouve le bec dans l’eau.

Rien de tel que la tyrannie du pouvoir médical pour vous faire abdiquer. La médecine tente de faire rentrer la poule à la ferme, l’enjoignant de suivre le programme à la lettre, si elle tient à rester en ce monde. Les jambes dans les étriers du gynéco’, l’humaine pense à l’histoire sanglante de cette spécialité médicale. Il reste du chemin à faire dans la tête des praticiens, m’enfin, elle est toujours vivante. Le Gynéco’ n’est pas délicat mais il aurait pu l’éviscérer, alors elle s’en tire plutôt bien cette petite cocote hétérosexuelle avec sa pilule qui la régule chimiquement. Elle pourra pondre comme une horloge. Que lui demande-t-on d’autre, après tout.

L’humaine surmonte une nouvelle fois une épreuve de taille. Elle se passe de cette médecine qui la travestit sans consentement. Elle saisit son pouvoir, décide d’être souveraine, de tuer la poule pour exercer son contrôle et définir sa propre vie. Elle a la rage de vivre cette femme. À la fin elle dit : « Nous deviendrons de moins en moins identifiables et nous serons fières. Nous sommes fragiles, nous sommes fortes, nous sommes une partie du parlement des corps vulnérables ».

Jean-Marie Dinh

 

Efficacité théâtrale et politique

Étonnant témoignage de femme qui nous rappelle que le théâtre a partie liée avec la politique, à la différence des représentants qui cherchent à concilier aspiration au changement et respect de l’ordre établi. Si l’on considère comme Clausewitz la politique comme une forme de guerre, on doit alors se demander, comme le fait Marie Dilasser dans cette pièce, quelle place est faite à la vie, à la mort, et au corps humain. Son texte est un brûlot contre toute forme d’oppression, à commencer par celle des femmes. Bien que la condition de poule concerne aussi l’immense quantité d’hommes et de femmes qui s’acharnent à survivre dans notre société mais qui, à bien des égards, en demeurent exclus, contraints de participer à la production de biens matériels mais privés des moyens de contribuer à l’orientation de leur propre vie et d’une démarche collective. La question de disposer librement de son propre corps passe par une conscientisation. L’écriture composite de l’autrice donne au texte un maximum d’efficacité, au sens politique du terme. La comédienne Charlotte Daquet danse sur le fil épique de ce récit émancipateur où le sang alterne avec la sueur, les larmes et la révolte. La comédienne s’approprie une succession d’états. Traversé de lucidité et d’amertume son jeu tient la distance sur un chemin aride. Celui d’une longue métamorphose où la violence se transforme en fantaisie.

Le travail de mise en scène de Claire Engel articule les réalités vécues et les clins d’œil à des références historiques et féministes. À cet endroit, le choix de l’espace public, celui d’élaborer une représentation dans un espace qui n’est autre que la vie quotidienne, contribue et joue sur un effet de reconnaissance du public à travers la célébration collective d’une émancipation. Ce type d’activité théâtrale s’inscrit dans une entreprise féministe et politique qui vise à transformer les consciences, voire les modes de vie des spectateurs. Les choix artistiques du jeu et de la mise en espace sont déterminés par le lieu où est donnée la pièce. Ils varient et évoluent selon les circonstances et les liens tissés avec la communauté en présence. Quelle belle perspective que d’œuvrer au retour à notre nature. Et d’ailleurs, il y en a-t-il d’autres qui soient aussi susceptibles de nous mettre sur les rails de la résistance ?

JMDH

 

Ceci est mon corps

Prochaines représentations au Festival d’Aurillac tous les matins du 14 au 17 août, à 10H Parking du château Saint-Etienne, Pastille 97. Suivez les pattes de poule !

 

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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.