Danse et sport : des corps irréconciliables ? # 2
A propos de ce dossier
L’été. Les festivals. L’art chorégraphique retrouve sa place dans l’actualité régionale. Mais en 2024, les Jeux Olympiques occupent solidement la toile de fond. Usant tout deux du corps comme vecteur premier, sport et art chorégraphique sont néanmoins fort dissemblables. S’opposent-ils ? Se complètent-ils ? Existe-t-il entre eux deux une zone grise ?
L’auteur de ce dossier pour altermidi, Gérard Mayen, montpelliérain, est journaliste et critique, spécialisé dans la danse. Il avoue qu’à titre personnel, sa passion pour l’art chorégraphique puise en partie dans une aversion marquée à l’égard des activités sportives, leur culture de corps, leur univers, qu’il considère normatifs et compétitifs. Mais il s’est laissé tenter par un questionnement, qui surprend les attendus.
Idéalement, Benjamin Tricha, chorégraphe, directeur de compagnie de danse (baptisée Marécage), vit à Sète. Idéalement, car Benjamin Tricha se consacre aussi, en amateur de haut niveau, à la plongée en apnée.
Cette activité sportive est bien pratiquée sur l’Île singulière. La définition de l’apnée est très simple : « tenir le plus longtemps sous l’eau sans respirer », rappelle-t-il. Si simple ? En conclusion d’une bonne heure de discussions, Benjamin précise : « L’apnée, ça n’est pas arrêter de respirer. C’est continuer de respirer, mais d’une manière inhabituelle. C’est suspendre l’alternance spontanée entre inspirer et expirer. Et c’est se connecter à ta circulation d’oxygène. C’est faire en sorte d’expulser le CO², mais pas l’oxygène. » Voilà qui est plus subtil. C’est « questionner la respiration » ; une question « qui compte dans la danse également ».
Même dans la cité littorale, l’apnée se pratique avant tout en piscine. On y travaille en statique, sans mobilité. Il s’agit alors d’amplifier le plus possible la durée. Ou bien cela se travaille en dynamique, pour la maîtrise du déplacement : « Tu peux faire plutôt bref mais très dynamique. Ou bien l’inverse. C’est un rapport intéressant. » Reste le troisième paramètre. Et pas des moindres : la profondeur. « Mais ici la mer est peu profonde. Et la visibilité catastrophique. On commence à y voir bien au-delà de vingt mètres », déplore Benjamin Tricha. Les sorties sont rares.
C’est frustrant. Car la profondeur, c’est l’extase : « La verticale totale t’amène à effectuer une véritable chute à la verticale, et c’est une sensation magique. » Cela vient après les dix ou douze premiers mètres, où le corps a tendance à remonter en flottaison, vers la surface ; puis un court passage en pesanteur neutre. Avant le grand frisson : « C’est extrêmement plaisant. Ça pourrait faire penser aux sensations que procurent certains grands manèges. », évoque Benjamin. Mais en plus sophistiqué : « Tu te retrouves intégralement centré sur ton corps. Tu cherches à te maintenir détendu. Tu restes très vigilant à ta capacité pulmonaire. Tu effectues un genre de scan corporel. »
Le plus : « Tu es dans le sport, mais pas loin du bien-être, un genre de yoga », comme Jacques Mayol l’a popularisé en surfant sur l’impact du film Le Grand Bleu. Moins centrée sur la force, cette approche conduit à calmer, trouver des voies de respiration, en travaillant poumons vides ; engager le diaphragme, solliciter la ceinture abdominale, avec des logiques de détente, d’assouplissement.
Pourtant rien qui sorte du sport, estime le Sétois : « Le sport, c’est-à-dire la recherche d’une efficacité dans une pratique physique. Personnellement, j’atteins des profondeurs de quarante à cinquante mètres. Mais il existe des descentes qui dépassent les cent mètres. L’apnée demande un entraînement physique très poussé, des étirements, des flexions, travail de bras, de cuisses. Ça cherche dans la fibre musculaire. Je dois m’y consacrer quotidiennement. »
Et là, hop, soudain : « C’est hyper proche de la danse. » Le débat s’engage. Entre les deux, Benjamin Tricha pose bel et bien une frontière : « Je dirais que la danse bouge hors de l’utile, sur le terrain de l’interprétation, de l’imagination, des intentions. Il y a aussi de l’intention dans le sport, mais sur un objectif très resserré, très concentré, vers l’efficacité. Le sport est un monde de règles. Sans règles, on s’exclut du sport. Tandis que sans règles, on peut faire de la danse. »
Pause. Un léger doute. « La frontière est fragile, quand même. Dans des danses telles que le modern jazz, le hip-hop, la danse classique, il y a aussi énormément de règles. » Alors le sportif déplace sa réflexion du côté de la création : « En danse, ce que j’aime beaucoup, c’est que je fabrique, un spectacle, une situation, une forme, des objets. Je réfléchis à un processus créatif, j’y pense, j’en parle, je l’écris, j’expérimente. »
Mais enfin, ça se retrouve aussi : « J’ai en moi deux corps qui discutent. Deux corps qui apprennent l’un de l’autre. L’apnée travaille des trucs très poussés sur l’amplitude, la souplesse, la densité. La danse m’amène une toute autre lecture du corps. Par exemple, la danse-contact, avec ses jeux de poids et de contre-poids, ses chutes d’axes, ses reprises. Toute une part de ma danse se nourrit aussi du sport : quel est ce plaisir qui se combine à un souci d’efficacité ? La danse aussi me demande beaucoup de préparation physique, très suivie. Tandis qu’en apnée, je peux relâcher aussi, je suis pas que dans le dur, je souris en sortant de l’eau. Je n’y suis pas que dans l’obsession de la performance à atteindre. D’ailleurs, si tu te focalises trop sur la performance, tu deviens moins bon dans ta performance. En apnée, je suis aussi dans l’écoute, la sensation. »
Toutefois, cela se joue dans deux mondes qui s’ignorent : « Ce sont deux mondes qui n’ont rien à voir, qui ne se fréquentent absolument pas, malheureusement. Un peu paradoxalement, dans l’apnée les gens que je croise sont très divers, alors qu’en danse c’est beaucoup plus codé, homogène, conforme à un modèle. Mais moi, ça me va très bien de passer d’un monde à un autre totalement différent. Et les enjeux ne sont pas les mêmes : en danse je suis pro’, en apnée je reste un amateur ».
Gérard Mayen
Photo 1 Benjamin Tricha © Kalimba M
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