Dans un contexte de crise économique, liée aux inégalités entre Kanak et Européens mais aussi au secteur du nickel en difficulté, la Nouvelle-Calédonie est en proie à une révolte déclenchée par le dégel du corps électoral perçu par les indépendantistes comme une nouvelle colonisation de peuplement. Décryptage.


 

La situation en Nouvelle-Calédonie rappelle les années sombres qui ont profondément marqué l’archipel dans les années 1980. Pendant près de quatre ans, les assassinats à répétition de militants et de leaders indépendantistes par des milices d’Européens déclenchent une véritable guerre civile. On se souvient du meurtre de Pierre Declercq, secrétaire général de l’Union calédonienne abattu à Robinson le 19 septembre 1981 — jamais élucidé — ; des dix de la tribu de Tiendanite, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou (leader du FLNKS), tués à Hienghène1 le 5 décembre 1984 dans une embuscade de loyalistes — les assassins ont tous été acquittés le 29 octobre 1987, six mois avant les événements d’Ouvéa — ; d’Éloi Machoro et de Marcel Nonnaro abattus par le GIGN le 12 janvier 1985 lors d’une opération menée le lendemain de la mort du jeune Yves Tual, fils d’un éleveur loyaliste tué par un indépendantiste, des violentes représailles menées par l’extrême droite et des émeutes qui ont suivies (Témoignage : La vie et la mort d’Éloi Machoro) ; puis de l’attaque le 22 avril 1988 de la gendarmerie de Fayaoué, dans l’île d’Ouvéa par les indépendantistes. Quatre gendarmes sont tués, vingt-sept sont pris en otage et conduits dans la grotte de Watetö, près de la tribu de Gossanah (Îles Loyauté). Lors de l’intervention du GIGN, 19 militants kanaks et deux militaires français sont tués.

 

Les accords de Matignon et de Nouméa

 

Suite à ces événements sanglants, le nouveau gouvernement Rocard désigne le 15 mai 1988 une mission de dialogue qui débouchera au mois de juin sur les Accords de Matignon-Oudinot, signés à la fois par les indépendantistes et les loyalistes, rétablissant dans le pays une relative paix civile. Ces textes prévoient pour le pays une période de développement de 10 ans comprenant des garanties économiques et institutionnelles pour la communauté kanak, au terme de laquelle les Calédoniens pourront se prononcer sur leur indépendance. Les accords, approuvés en référendum par les Français, amnistie également la prise d’otages d’Ouvéa, interdisant tout procès sur ce drame.

Le vote prévu sur l’indépendance est finalement différé pour éviter les tensions dues à des résultats trop incertains. De nouvelles négociations s’engagent qui aboutissent dix ans plus tard, le 5 mai 1998, à l’Accord de Nouméa.
Cet accord réglemente le statut de la Nouvelle-Calédonie pour une nouvelle période de vingt ans au terme de laquelle doivent se tenir un troisième référendum sur l’indépendance et un débat sur le statut de l’archipel. Le texte reconnaît la légitimité des revendications du peuple kanak, son identité et confère à la Nouvelle-Calédonie, territoire d’outre-mer, le droit à l’autodétermination et plus d’autonomie avec un gouvernement collégial élu pour cinq ans. L’accord prévoit un processus de décolonisation qui affiche une volonté de réunir les populations de l’île en un destin commun, incluant le peuple autochtone, les Kanak, qui représentent aujourd’hui 41,2 % de la population, et les autres communautés de l’archipel2. Mais aussi, le transfert progressif des compétences étatiques vers les autorités locales. Son exécutif n’est plus le représentant de l’État, seuls les pouvoirs régaliens continuent de relever de la France.

Le référendum a lieu le 12 décembre 2021. Le pays est fortement endeuillé par l’épidémie de Covid-19 et le Sénat coutumier, « gardien de l’identité kanak », qui a déclaré un deuil d’un an à partir du 6 septembre 2021, demande le report du scrutin à septembre 2022. Sa requête est refusée et le vote boycotté. Le non à l’indépendance remporte 96,5 % des voix grâce à la faible participation (43,9 %). La légitimité et la validité de ce référendum ne sont pas reconnues par les indépendantistes qui saisissent les instances internationales pour rupture de l’Accord de Nouméa.

 

Le dégel électoral : une nouvelle colonisation de peuplement

 

Le 29 janvier 2024, l’exécutif présente en Conseil des ministres le projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral pour les élections provinciales. Ce faisant, le gouvernement accède à une revendication de la droite locale la plus dure et de l’extrême droite. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, estime que la situation qui exclut un citoyen sur cinq du processus électoral est « contraire aux principes démocratiques et aux valeurs de la République ».

L’Accord de Nouméa garantit une représentation des Kanak, peuple autochtone. Seules les personnes possédant la citoyenneté calédonienne peuvent participer aux élections provinciales et aux référendums. Il faut, par exemple, avoir vécu en Nouvelle-Calédonie entre 1988 et 1998 ou être l’enfant d’un parent remplissant cette condition pour entrer dans le corps électoral.

Le projet de réforme, approuvé le 15 mai à l’Assemblée nationale par 351 députés de la majorité, des Républicains et du Rassemblement national et rejeté par 153 élus de gauche, ouvre le vote pour les élections au Congrès et aux assemblées de province aux résidents de l’archipel présents depuis au moins dix ans ; Il permettrait d’augmenter la composition du corps électoral de 14,5 %.

Pour les indépendantistes, l’égalité du suffrage dans l’archipel est une revendication illégitime, incomparable à celle qui pourrait s’exprimer dans un pays comme la France. Depuis le statut Lemoine3 établi après les événements de 1984 qui prévoyait un référendum d’autodétermination en 1989, les indépendantistes s’opposent aux élections régionales « organisées par l’État colonial pour noyer par la pression démographique la volonté d’indépendance ».

Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS (Union calédonienne-Front de libération nationale kanak et socialiste) et Nationalistes au Congrès de Nouvelle-Calédonie affirme que la réforme s’oppose à l’Accord de Nouméa : « Il ne devrait pas y avoir de réforme tant que le processus de décolonisation prévu n’est pas terminé. » Pour les indépendantistes, le dégel électoral, qui renforcerait les inégalités et affaiblirait plus encore le peuple kanak, reviendrait à « accepter une nouvelle colonisation de peuplement ».

L’histoire ségrégative de la conquête de la Nouvelle-Calédonie est profondément inscrite dans la mémoire du peuple kanak. Son identité est imprégnée d’une forte opposition à la colonisation, et les traditions, malgré  les mobilités forcées, en font partie intégrante. Elles se transmettent de génération en génération par la parole considérée comme sacrée.

 

Les revendications des jeunes kanak ont résonné le 1er mai jusque dans les rues de Paris. Photo altermidi, crédit Sasha Verlei.

 

« Le choc de la colonisation est un choc de civilisation qui a mis en confrontation deux visions de l’Homme et de la Nature, deux visions du Monde. »
Charte du peuple kanak – préambule

 

Retour sur la colonisation de la Kanaky. Le 24 septembre 1853, la France prend possession de la Nouvelle-Calédonie, découverte par James Cook en 1774.

Depuis 4 000 ans, l’archipel est peuplé par des tribus indigènes d’origine mélanésienne, issues de la culture Lapita. Les règles sociales, les « coutumes » sont structurées autour de la terre, répartie entre les clans, eux-mêmes définis par un ancêtre commun. Les lieux sacrés sont les « cœurs » de cette terre. La communauté kanak entretient une double relation spirituelle, à ses ancêtres et à la terre à laquelle elle appartient qui détermine sa place dans la société (contrairement à la conception européenne).

Dès le début de l’occupation, les révoltes se succèdent. La France fait de la Kanaky une colonie de peuplement comme en Algérie. Elle construit des bagnes où sont envoyés notamment de nombreux opposants politiques (Louise Michel, des Algériens contre l’Algérie française…). Les Kanak sont parqués dans des réserves, spoliés de leurs terre et soumis à l’obligation de travailler. L’État français devient l’unique propriétaire du sol et la Kanaky un immense pénitencier. Les bagnards sont exploités pour les travaux d’aménagement de l’île et sur les propriétés foncières des colons. Ceux qui sont condamnés à plus de sept ans ne peuvent quitter l’île à la fin de leur peine : ils ont largement contribué à son peuplement. L’intention de départ de l’État français vise à la minoration démographique des autochtones à laquelle s’ajoute l’incitation à la respectable immigration européenne. Depuis, la population caldoche4 ne cesse d’augmenter, c’est pourquoi la communauté kanak redoute avec l’arrivée de nouveaux migrants de se retrouver minoritaire en son pays.

En 1878, une grande révolte éclate — appelée La guerre d’Ataï, du nom du grand chef de Komalé (près de La Foa) à l’origine du soulèvement — contre l’appropriation des terres par les Européens. La répression est extrêmement violente (déportations des kanak dans les îles environnantes, villages rasés, sites sacrés détruits, exécutions sommaires…).

Le 7 avril 1946, le Code de l’indigénat, qui impose aux autochtones dans les colonies un statut d’esclaves à partir de 1887, est aboli et la Nouvelle-Calédonie devient un territoire d’outre-mer. Les Mélanésiens acquièrent la nationalité française et le droit de vote, les statuts juridiques se succèdent accordant plus ou moins d’autonomie, mais face à la souveraineté française les Kanak continuent de se soulever. Leur structure sociale est   brisée et leur population, selon les recensements de l’époque, décline fortement.

Les Kanak se battent pour leur indépendance depuis que leurs voisins l’ont obtenue5. Ils rejoignent le Groupe de fer de lance mélanésien, créé en mars 1988 à Port-Vila (capitale du Vanuatu), qui regroupe les îles Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Vanuatu, les Fidji, l’Indonésie et le FNLKS.

 

L’opposition se situe entre deux parties distinctes

 

Les tensions persistent depuis toujours entre la communauté kanak et les Européens partisans du maintien du lien avec la France. L’opposition se situe entre deux parties distinctes, les indépendantistes de gauche et les anti-indépendantistes de droite.
En 1953, les indépendantistes crée l’Union calédonienne (« Deux couleurs, un seul peuple ») qui devient en 1984 une composante du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak Socialiste) dirigé par Jean-Marie Tjibaou, assassiné à Ouvéa le 4 mai 1989 après les Accords de Matignon. Les indépendantistes sont représentés par deux groupes au Congrès, le Groupe UC-FLNKS et Nationalistes, et le Groupe UNI6. Créée en 2023, La CCAT (Cellule des Coordinations des actions sur le terrain)7 est une nouvelle organisation, représentée par Christian Tein, pour protester contre la réforme électorale.
D’autre part, les anti-indépendantistes se regroupent en 1958 dans le Rassemblement calédonien d’Henri Lafleur. Le parti devient, suite à des divergences politiques en 1977, le RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la République) présidé par Jacques Lafleur. Les divisions s’accentuent au fil du temps. Aujourd’hui, le créneau politique des anti-indépendantistes s’étend du parti de la majorité française Renaissance jusqu’à la Fédération du Rassemblement national.

Les partis qui se revendiquent ni-ni (ni indépendantistes, ni non-indépendantiste), comme la Fédération pour une nouvelle société calédonienne, ou l’Éveil océanien qui considèrent les loyalistes trop virulents, ont une influence importante qui peut faire basculer les résultats électoraux en faveur des indépendantistes. Ils ont par exemple permis l’élection de Louis Mapou à la présidence du gouvernement (2021), de Rock Wamytan (2011-2014 et depuis 2019) à celle du Congrès et de Robert Woxie au Sénat (2023) face à Sonia Backès, cheffe de file des anti-indépendantistes8.

Géographiquement, la Nouvelle-Calédonie est divisée en quatre régions (Sud, Centre, Nord et Îles) et en trois provinces. Le Sud, province la plus peuplée majoritairement d’Européens et bastion loyaliste, le Nord et les Iles de la Loyauté (îles peu peuplées) à majorité kanak et fiefs indépendantistes. Chaque province dispose d’une assemblée élue qui détient le pouvoir législatif et d’un président qui détient le pouvoir exécutif.
La province Sud, pôle économique du pays, est présidée par Sonia Backès, ancienne secrétaire d’État du gouvernement Borne et cheffe de file de la droite anti-indépendantiste dure. Affiliée à LRC (Les Républicains calédoniens), elle rejoint LRem (la République en marche) en 2022. Sonia Backès siège également au Congrès. Sonia Lagarde, figure de plusieurs partis de droite puis membre de Renaissance, est maire de Nouméa, chef-lieu de la province Sud et capitale du pays.

 

Le droit des peuples à disposer d’eux mêmes

 

Bérangère Taxil9, doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, analyse en 1998 « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en Nouvelle-Calédonie et l’Accord de Nouméa ». La Constitution française contient des textes qui confirme ce droit. Mais la position de la France, depuis le refus de l’indépendance en 1958 lors du référendum constituant en Nouvelle-Calédonie, ne le reconnaît pas, et consiste à nier la notion même de peuple, explique-t-elle.

Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 9 mai 1991 relative à la Corse, affirme qu’il ne peut exister qu’un peuple français, englobant tous départements et collectivités territoriales. Les Kanak « ne sont plus considérés comme un peuple autochtone, mais comme une population intéressée aux modifications territoriales de la Nouvelle-Calédonie ». Selon l’universitaire, l’échec de la décolonisation a été remplacé par un degré d’autonomie variable, largement renforcé par l’Accord de Nouméa10, mais qui laisse un avenir incertain quant à l’accession du peuple kanak à l’indépendance. Bérangère Taxil souligne en 1998 : « la communauté européenne, attachée au maintien du territoire dans la République française, peut, de par son poids démographique, empêcher la naissance de l’État Kanaky ».

La Nouvelle-Calédonie détient entre 20 et 30 % des réserves en nickel de la planète et se situe au cinquième rang mondial des producteurs de ce minerai. En outre, l’archipel est une position stratégique face aux inquiétudes provoquées par la présence de la Chine en Océanie, elle « permet à la France d’être la deuxième puissance maritime mondiale », souligne maître François Roux, avocat honoraire du FLNKS.

 

 

Femmes Kanak

 

 

Les règles du droit à la décolonisation

 

L’avocat plaide pour une sortie du cadre franco-français et une décolonisation pacifique par les Nations Unies et le droit international, la Nouvelle-Calédonie s’inscrivant dans les règles du droit à la décolonisation. L’Accord de Nouméa fait référence en préambule11 à une règle du droit international conçue au XIXe siècle. En 1853, la France s’approprie le territoire selon les conditions du droit international de l’époque reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, niant l’existence juridique des populations locales pourtant organisées socialement et politiquement. Devient maître le premier État civilisé qui occupait le territoire, considéré « sans maître » (terra nullius). Or, la communauté kanak « avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ politique ». Cette forme d’occupation était donc niée par le droit international.

La conception « terra nullius » fut rejetée par la Cour internationale de Justice (avis du 16 octobre 1975 sur le Sahara occidental) qui affirme qu’un territoire habité, même par des nomades, n’est pas un territoire sans maître. En outre, dans les années 60, le droit international reconnaît et intègre le droit à l’autodétermination des peuples colonisés. Si la Nouvelle-Calédonie est devenue un territoire français d’outre-mer, sa situation coloniale est « classique » et les règles du droit international peuvent s’appliquer.

La résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960 (appelée charte de la décolonisation) stipule : « des mesures immédiates seront prises dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous les autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires. » Et la résolution 1541, du 15 décembre 1960, définit le territoire non autonome comme « géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre ». Le statut de la Nouvelle-Calédonie correspond à cette situation au sein des Nations Unies. De plus, le pays est inscrit sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU (résolution 41/41 A de l’Assemblée générale du 2 décembre 1986) qui place sous contrôle international l’exercice des compétences de l’État sur ces terres (article 73 de la Charte de l’ONU).

Pourtant « La France ne veut pas reconnaître qu’on parle d’un territoire à décoloniser », déplore maître François Roux.
La droite conteste également cet état de fait, argumentant que « les quatre cinquièmes des institutions de l’archipel seraient aujourd’hui contrôlés par des indépendantistes » qui souhaiteraient « une rupture économique inconsciente et totale avec la France ».
« Les Kanak n’ont jamais dit que s’ils devenaient indépendants, ils seraient totalement indépendants de la France. (…) Que tous ceux qui veulent rester en Nouvelle-Calédonie et qui ont souvent apporté beaucoup de bien restent sur le territoire. Le destin commun, c’est tout à fait possible », a déclaré sur France info François Roux, qui qualifie la gestion de la crise actuelle de « pacification à l’algérienne ».

 

Des inégalités criantes

 

La réforme électorale met le feu aux poudres dans un contexte de crise économique et d’exclusion des Mélanésiens, mais aussi des communautés futuniennes et wallisiennes, au profit des Européens.

Souvent déscolarisée ou au chômage, confrontée à la pauvreté et sur-représentée dans la population carcérale, la jeunesse qui se révolte aspire à une vie meilleure, pas toujours celle que voudrait leur imposer la société libérale.
La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) fait état de la violence implicite envers les autochtones très ancrée dans la société calédonienne. Les priorités à l’emploi local ne sont pas respectées dans de nombreux secteurs et, à compétences égales, les postes sont attribués aux métropolitains au détriment des travailleurs et des étudiants kanak : « Dans l’emploi comme au chômage, la situation est plus défavorable aux Kanak qu’aux autres communautés, quel que soit le niveau de diplôme », dit le rapport.
En 2020, un Calédonien sur cinq est en situation de pauvreté monétaire. Les tensions liées à ces inégalités sont renforcées par la crise que traverse la filière nickel, premier employeur du territoire, à laquelle le gouvernement tente de répondre par un « Pacte nickel » très contesté.

En avril dernier, l’appel de la CCAT12 mobilise plus de 50 000 personnes sans heurts. Mais la pression augmente lors de l’appel aux « 10 jours de Kanaky » avant le vote à l’Assemblée (barrages filtrants, blocages, grèves très suivies dans les aéroports, les ports et les administrations). Puis la colère explose quand le texte arrive dans l’hémicycle, faisant des centaines de blessés et sept morts selon les autorités. Plusieurs membres de la CCAT sont assignés à résidence. Les quartiers aisés se barricadent et l’accès aux denrées alimentaires est difficile dans les zones les plus défavorisées. Si l’état d’urgence est levé, la présence des forces de l’ordre est fortement renforcée (3 000 sur le territoire, 130 effectifs du GIGN et du RAID) et le couvre-feu toujours en vigueur.

Le grand chef du district de Gureshaba de l’île Maré, Denis Wahnaade, interpelle l’État sur sa  « responsabilité » dans les émeutes. Il dénonce notamment la constitution de milices armées, « à l’origine, de la mort des jeunes kanak », exige que « des enquêtes soient lancées afin que justice soit faite » et que les « élus loyalistes qui appellent à la haine » soit également assignés à résidence13.

Vingt six ans après l’Accord de Nouméa, la décolonisation est loin d’être achevée. La justice, la police, la défense et la monnaie relèvent toujours des compétences régaliennes. Des avancées conséquentes en termes d’autonomie ont été acquises, mais malgré l’essor économique, des disparités criantes, sociales, culturelles et éducatives entre les communautés locales et européennes persistent.

Dans ce contexte, la question de l’indépendance reste posée pour le peuple kanak, associée au droit coutumier, à la justice sociale et à une entente entre kanak et citoyens non autochtones basés « sur les principes de justice, de démocratie, de respect des droits de l’Homme, de non-discrimination et de bonne foi ».
Il fait part d’une inquiétude légitime quant à son avenir, relative aux données démographiques, inquiétude fortement relancée par l’annonce du dégel électoral qui fait exploser une situation depuis longtemps sous pression.

Les élus du Congrès de Nouvelle-Calédonie ont voté le 13 mai 2024 à la majorité des voix le retrait du projet de loi, appel relayé par la maire de Nouméa et par la gauche en métropole.

Jeudi 23 mai, lors de sa visite à Nouméa, Emmanuel Macron, en réponse au soulèvement qui secoue le pays, s’est engagé à ne pas faire passer en force la réforme constitutionnelle « pour essayer, pendant encore quelques semaines, de donner une chance à l’apaisement et au dialogue. »

Samedi 25 mai, le chef de l’Etat s’est dit prêt à soumettre le projet de loi au référendum national si « un accord global qui viendrait enrichir le texte déjà voté par le Parlement » n’était pas conclu entre les parties prenantes.

Sans surprise, les propos du président de la République ont été très mal perçus par les militants indépendantistes.
Dans une lettre aux trois hauts fonctionnaires désignés comme médiateurs par le chef de l’Etat français pour « renouer le fil du dialogue », le Front de libération national kanak socialiste exhorte Emmanuel Macron à être « explicite dans ses propos en affirmant clairement qu’il ne convoquera pas le Congrès de Versailles et abandonne par conséquent [la] réforme constitutionnelle ». Cette annonce serait la seule façon « d’apaiser les tensions actuelles pour une reprise des discussions sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie », estime le bureau politique du FLNKS.

Sasha Verlei

Notes:

  1. La tribu de Tiendanite perd la moitié de sa population masculine : Louis Tjibaou, chef de la tribu, son frère Tarcisse ; Michel Similien et Antoine Couhia ; Mickaël et Éloi Maepas ; Pascal Mandjia ; Alphonse et Augustin Wathea.
  2. L’archipel pluri-ethnique, qui compte environ 271 000 habitants, est composé en 2019 de 41,2 % de Mélanésiens, 24,1 % d’Européens, 11,3% de Métis ou autres communautés, 8,3 % de Wallisiens et Futuniens, 7,5 % de Polynésiens, Indonésiens, Vietnamiens ou autres et de 7,5 % de calédoniens ou de sans appartenance. Source : Institut de la statistique et des études économiques Nouvelle-Calédonie – ISEE – Recensement 2019, données selon la communauté d’appartenance ressentie.
  3. Le statut Lemoine est préparé puis voté en mai 1984 par la seule Assemblée nationale à majorité de gauche (le Sénat a voté contre et localement, l’Assemblée Territoriale, consultée pour avis a également rejeté à l’unanimité le statut Lemoine). Ce statut prévoit de confier l’exécutif à un gouvernement composé de ministres nommés par son président, lui-même élu par l’Assemblée Territoriale et responsable avec ses ministres devant elle. En même temps est mise en place une représentation coutumière avec la création de 6 pays coutumiers et un comité État-Territoire pour préparer un scrutin d’autodétermination. Les anti-indépendantistes rejettent ce statut car ils redoutent l’ambiguïté de l’autodétermination. Les indépendantistes le condamnent car d’une part le gouvernement socialiste a refusé de réduire le corps électoral pour le scrutin d’autodétermination et d’autre part, sauf à remettre en cause le suffrage universel, ce statut ne pouvait bénéficier qu’aux anti- indépendantistes représentant environ les deux tiers de l’électorat calédonien.
  4. Partie de population néo-calédonienne essentiellement d’origine européenne (mais pouvant avoir aussi connu un fort métissage), installée en Nouvelle-Calédonie depuis la colonisation commencée au milieu du XIXe siècle.
  5. Les Allemands et les Japonais renoncent à leurs colonies dans le Pacifique après la Première et la Seconde Guerre mondiale, mais les Britanniques, les Américains et les Français n’accordent pas la pleine souveraineté aux peuples autochtones des contrées qu’ils ont conquises.
  6. L‘UC-FNLKS et Nationalistes est formé de l’Union calédonienne (UC), du Rassemblement démocratique océanien (RDO), du Parti de libération kanak (Palika) et de l’Union progressiste en Mélanésie (UPM) présidé par Pierre-Chanel Tutuguro. L’Union nationale pour l’indépendance (UNI), groupe dissident de Palika (Parti de libération kanak), est présidé par Jean-Pierre Djaïwé
  7. La CCAT rassemble plusieurs mouvements politiques et syndicaux : l’USTKE (Union syndicale des travailleurs kanak et exploités), la CNTP (Confédération nationale des travailleurs du Pacifique), l’Union calédonienne, le Parti travailliste ou le MOI (Mouvement des Océaniens indépendantistes).
  8. Le Congrès – 54 sièges – est composé de 25 indépendantistes, de 3 l’Éveil océanien en position charnière et de 25 sièges anti-indépendantistes
  9. Bérangère Taxil est Professeure agrégée de droit public à l’Université d’Angers depuis 2008, spécialisée en droit international et européen, membre de l’Institut international des droits de l’homme, de la société française pour le droit international et de l’International Law Association.
  10. L’accord de Nouméa est un accord qui prévoit des transferts de compétences en Nouvelle-Calédonie par l’État français dans de nombreux domaines à l’exception de ceux de la défense, de la sécurité, de la justice et de la monnaie.
  11. « Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée “Nouvelle-Calédonie”, le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas de relations de droit avec la population autochtone. (…) Or, ce territoire n’était pas vide. »
  12. La CCAT est un collectif, créé fin 2023, pour mobiliser contre la réforme du corps électoral à descendre dans la rue pour protester contre le projet de loi.
  13. Source Les Nouvelles calédoniennes
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.