Principes de la politique internationale
Au cours des dernières décennies, il y a eu une tendance répandue en Catalogne à penser que les États définissent leurs politiques internationales sur la base de critères ou de valeurs idéologiques, plutôt que d’intérêts. Les preuves empiriques montrent qu’ils le font en fonction d’intérêts de toutes sortes, en particulier des intérêts économiques et de l’influence politique. De ce point de vue, la situation géopolitique constitue un critère fondamental d’interprétation. En ce sens, la France ne fait pas exception.
Il est donc nécessaire de définir quelques concepts avant d’entrer dans le vif du sujet. La République française est un État qui détermine sa politique étrangère en fonction avant tout de critères pragmatiques, de ses intérêts économiques et d’une vision de lui-même en tant que puissance. Le jacobinisme ou le « chauvinisme » ne peuvent donc pas être considérés comme des critères déterminants.
Certains appellent cette politique la realpolitik. En réalité, il s’agit d’une stratégie basée sur des critères économiques et géopolitiques et non sur des valeurs ou des positions idéologiques, bien que celles-ci puissent parfois avoir leur influence. Ils deviennent alors des critères plus secondaires ou marginaux avec une valeur plutôt justifiée. L’objectif de la politique étrangère des États réside dans l’efficacité de leurs actions. Les décisions ne sont donc pas prises sur la base de considérations de principe, d’éthique ou de valeurs morales. L’objectif est principalement basé sur l’intérêt national, en fonction du rôle que les États veulent jouer à un moment donné.
Dans le cadre de cette forme de prise de décision globale, il convient de garder à l’esprit que certaines sont prises sur la base de critères circonstanciels et très spécifiques, tels que des accords bilatéraux entre deux États sur des questions spécifiques, c’est-à-dire une manière de faire des faveurs entre eux.
Catalogne-France
Comme nous l’avons dit, vous devez tout d’abord savoir lire une carte. La géopolitique devient un critère déterminant pour définir la politique étrangère. La Catalogne est située entre deux grands États, l’Espagne et la France. Son histoire a été définie entre les deux États, sans oublier que la frontière la plus importante est avec la mer Méditerranée. La Catalogne n’a cessé d’être convoitée par les deux États au point de la diviser (Traité des Pyrénées de 1659).
Il ne faut pas oublier les origines carolingiennes de nos comtes, vassaux du roi de France (traité de Corbeil de 1258, le roi de France (Saint Louis) renonce à ses prétentions sur les territoires de la Marche espagnole tandis que le roi d’Aragon (Jacques Ier) renonce à ses prétentions sur le Languedoc).
Cependant, il existe une différence fondamentale entre la France et l’Espagne. La France a été un pays, non seulement plus riche et avec une situation centrale en Europe entre le monde latin et germanique mais aussi, contrairement à l’Espagne, c’est un pays qui a fait sa révolution bourgeoise, basée sur une alliance des classes bourgeoises et populaires pour expulser la monarchie et permettre la construction d’un État qui correspondait davantage à l’évolution du capitalisme naissant. c’est-à-dire un État moderne fondé sur un modèle de démocratie représentative et un système de gouvernement républicain fortement influencé dans ses principes par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Le retard économique, politique et constitutionnel de l’Espagne, sa proximité et son histoire expliquent pourquoi la France a été pour la Catalogne le modèle à suivre, la référence. La proximité culturelle et – littéraire – et le républicanisme ont imprégné la société catalane, en particulier depuis le milieu du XIXe siècle.
La France est traditionnellement un territoire privilégié pour les Catalans, Paris mais aussi l’Occitanie. À titre d’exemple, il faut prendre en compte les liens culturels entre les intellectuels (écrivains, peintres). Parallèlement à la Renaissance catalane, une certaine renaissance culturelle s’est développée en Languedoc et en Provence (mouvement Felibritge, Frédéric Mistral) mais manquait de l’aspect plus politique.
Les liens sont historiques et les échanges intenses.
Le catalanisme politique a également des racines françaises dans le sens à la fois du concept de nation et d’État. Alors qu’en Espagne l’État est historiquement intervenu dans les politiques sociales, éducatives, de communication, finalement de modernisation, nous voyons qu’en Catalogne, avec l’expérience timide, des critères de la Mancomunitat1 sont développés, influencés par le modèle français : éducation, réseau de bibliothèques, politique muséale, diffusion de la culture, réseau de communication (réseau de routes secondaires de la Mancomunitat), Fonctionnaires de l’École d’administration, mise en œuvre par téléphone, etc.
Dans son processus de construction de l’État-nation, la France est aussi le produit de la violence. Cependant, elle a su agir avec efficacité et intelligence en proposant, contrairement à l’Espagne, un modèle de pays moderne, progressiste, ambitieux et prestigieux, avec une solide projection internationale. C’est ainsi que la France a convaincu les différents peuples qui la composent, d’adhérer à son projet, confondant habilement France avec République et Français avec citoyen.
Aujourd’hui, il est inconcevable pour la France d’envisager d’ajouter de nouveaux territoires à ses frontières actuelles, alors que des zones d’influence continuent de l’intéresser, surtout à l’heure de la perte d’influence internationale et dans un contexte où la construction politique de l’Europe stagne.
Le concept d’États « tampons » autour de la France a également été une constante, ressuscitée par le général de Gaulle à la Libération (Belgique, La Sarre2 après la Seconde Guerre mondiale et projets de création de républiques catalanes et basques indépendantes sous protection française et britannique).
Pendant la guerre civile, la diplomatie française était très sensible à tout mouvement sécessionniste catalan et le suivait de très près. Les contacts et les rencontres sont fréquents entre les autorités françaises et les politiciens catalans, en particulier l’ERC (la Gauche républicaine de Catalogne — en catalan : Esquerra Republicana de Catalunya, indépendantiste) parti très francophile à l’époque. N’oublions pas le projet de la France (d’avril à août 1938), initié à l’époque du second gouvernement Blum, notamment à l’initiative de l’état-major général de la Marine, qui, face à l’inévitable victoire franquiste et à l’inéluctable guerre contre l’Allemagne et l’Italie, consistait à créer une république catalane comprenant les Baléares et la Communauté valencienne, afin de protéger la marine française en Méditerranée et d’assurer ainsi les mouvements maritimes entre les ports de Toulon à côté de Marseille et ceux d’Alger et d’Oran en Algérie dans la guerre à venir. Le projet de tous les pays catalans se justifiait par la cohérence territoriale avec les liens historiques, culturels et linguistiques3.
Quelle est la situation actuelle ?
Aujourd’hui, à l’heure où l’économie a des frontières perméables et où les espaces de développement économique sont réalisés selon des critères différents de ceux des États traditionnels, les intérêts communs et la proximité géographique de la Catalogne avec la France redeviennent importants. La distance entre Barcelone et Madrid est équivalente à celle de villes comme Bordeaux, Lyon ou Marseille (5e, 3e et 2e villes de France) sans oublier Toulouse, la 4e, traversant des territoires beaucoup plus riches, développés, complémentaires. La Catalogne intéresse la France sur la base d’une intégration économique potentielle avec le sud pour deux raisons essentielles. Ces territoires, principalement agricoles, ont été historiquement les plus déprimés et sous-développés par rapport au nord industriel. La Catalogne industrielle peut jouer un rôle de cohésion de l’ensemble.
Dans le même temps, la région française d’Occitanie et la Provence constituent le lien essentiel avec Lyon et la région Rhône-Alpes-Auvergne, la région la plus riche de France après Paris et l’Île-de-France. C’est aussi le territoire de jonction avec l’Allemagne, l’Italie du Nord et l’Europe centrale.
En outre, un nombre important d’entreprises françaises se sont installées en Catalogne (1 163), ainsi que de nombreuses entreprises catalanes en France (571). La France représente 25 % des exportations catalanes, bien que la France soit un marché peut-être plus difficile, plus mature et plus exigeant4.
La France est le premier partenaire commercial de la Catalogne.
Pour la Catalogne, ce territoire constitue un espace de développement économique, dirions-nous, plus naturel, auquel elle peut participer avec des critères de concurrence plus loyaux qu’avec les pièges espagnols traditionnels d’un centralisme madrilène obsessionnel et de politiques fiscales farfelues (déficit fiscal) qu’une république catalane pourrait renverser.
Sur le plan économique, la Catalogne a réalisé la révolution industrielle en suivant les modèles des Anglais et des Français du 19e siècle, mais aussi des Allemands. L’économie catalane a toujours fait preuve d’un esprit d’innovation malgré l’adversité de l’État.
Dans cette logique, il faut garder à l’esprit que la Catalogne dispose actuellement d’un important réseau de petites et moyennes entreprises et de startups qui, plus que les multinationales et les entreprises de la BOE (Bénéficiaire de l’obligation d’emploi, axe prioritaire de la modernisation de l’administration), sont celles qui intéressent le plus le sud de la France.
De plus, l’Espagne bloque les projets communs et le développement des infrastructures nécessaires à cette intégration.
En matière de politique étrangère, la France ne fait pas confiance au manque de cohérence de l’Espagne en matière de politique internationale, si tant est qu’elle en ait une.
L’État espagnol continue de suivre la politique étrangère de l’ère franquiste qui est essentiellement basée sur un certain isolationnisme, qui se limite à la discrétion et à l’exploitation du contexte au lieu d’avoir une politique participative et active avec une vision pour l’avenir. Si Franco n’a pas adhéré à l’OTAN et au Marché commun, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas été accepté.
L’Espagne n’a même pas de politique cohérente vis-à-vis de la Méditerranée alors que, par exemple, le Maghreb (Algérie, Maroc et Sahara occidental) devrait être d’intérêt commun avec la France. Elle ne cherche qu’à nouer des relations avec des pays douteux comme la Turquie avec lesquels elle a des intérêts communs, une unité territoriale et financière.
Lorsque le ministère espagnol des Affaires étrangères s’est manifesté de la manière la plus active, ce fut seulement dans le but de faire dérailler le processus d’indépendance catalan.
C’est ce qui explique la marginalisation de l’État espagnol dans les décisions internationales et le manque de confiance de la France, qui a besoin d’un autre type d’allié.
Même si le gouvernement français actuel semble défendre pleinement la position de l’État espagnol, il n’est pas opportun de transférer cette position à l’ensemble de l’opinion publique française. Il faut tenir compte de certains députés et sénateurs, maires, syndicats, partis et, en général, journalistes et intellectuels qui ont exprimé leur désaccord avec la politique répressive de l’État espagnol, leur refus de toute forme de dialogue et en particulier le silence du gouvernement français et des institutions européennes. En témoigne l’adoption récente par le Conseil fédéral d’Europe Écologie Les Verts de la motion qui réclame non seulement l’amnistie des prisonniers et des exilés et la fin de la répression mais surtout le fait qu’en application du droit à l’autodétermination, il faut reconnaître la constitution d’une république catalane indépendante si la majorité des Catalans le souhaitent.
Il ne faut pas sous-estimer ce contexte, justifié également par la tradition politique française de défense des droits de l’homme, ainsi que par les principes démocratiques et républicains depuis de nombreuses générations. Il ne faut pas oublier l’important mouvement de solidarité avec Francesc Macià à l’origine des événements de Prats de Molló et de son procès à Paris avec une condamnation symbolique à la déportation vers la Belgique5. Il existe évidemment une sorte de lien idéologique entre la France et la Catalogne, fondé sur les principes républicains et les droits de l’homme, principes qui imprègnent la société catalane depuis de nombreuses années. En ce sens, la culture politique française est plus proche de celle de la Catalogne. Le pragmatisme français, ou realpolitik, peut changer l’attitude de la France envers la Catalogne plus facilement que le comportement éthique et moral le jour où l’État français considérera que la constitution d’une république catalane peut l’intéresser plus que de soutenir une Espagne décadente. Beaucoup le pensent déjà, même s’ils ne le disent pas publiquement. N’oublions pas l’histoire ni les principes qui régissent la politique internationale avant de définir une stratégie catalane pour le monde.
Ignace Fortuny*
Avocat à Paris et Barcelone
- Ignace Fortuny est coordinateur en France de l’Assemblea nacional de Catalunya, la plateforme de la société civile qui fut le fer de lance des mobilisations indépendantistes.
Notes:
- La Mancommunauté de Catalogne fut une institution qui regroupa, entre 1914 et 1925, les quatre institutions provinciales catalanes. Le projet fut présenté par Enric Prat de la Riba le 8 décembre 1911 à José Canalejas, président du gouvernement espagnol. Il fut voté par le Congrès le 17 octobre 1912.
- Après la Seconde Guerre mondiale, la Sarre (à 130 km à l’est de Paris, actuellement en allemagne, à la frontière avec la France) fait partie de la zone d’occupation française. À partir de 1947, elle devient un État sous protectorat français, mais doté d’une souveraineté propre. Autonome sur le plan politique, elle possède sa Constitution, son drapeau, son hymne, sa monnaie (le franc sarrois) et même son équipe de football. Mais elle est sous la tutelle française sur les plans militaire et économique.
- Amb els ulls estrangers, d’Arnau González i Vilalta – Base éditoriale 2014
- Données officielles 2019 de la Generalitat de Catalunya.
- Ancien militaire, Francesc Macià fonde le parti indépendantiste « État catalan » en 1922. Il organise une incursion armée en Catalogne contre la dictature de Miguel Primo de Rivera (1923-1930, suite à un coup d’État) depuis la ville française en Catalogne du Nord de Prats-de-Mollo (PO). L’opération est stoppée par la gendarmerie française, mais lui fait gagner une grande popularité en Catalogne. Après avoir résidé en exil à Bruxelles durant plusieurs mois, il décide de s’installer en Argentine où il réside pendant un peu plus de six mois. Membre de la Gauche républicaine de Catalogne, il a été président de la généralité de Catalogne de 1931 à 1933.