Karim Aïnouz, cinéaste brésilien, ne réalise pas que des grands films (cf. Le jour de la reine actuellement sur les écrans), sélectionnés pour Cannes. Également à voir en ce moment, Marin des montagnes, à la fois discret et somptueux, intimiste et historique, déjoue les attentes dans son approche toute personnelle de l’Algérie.
Toujours se méfier du pouvoir prescriptif des images. Les vues d’un bateau, la côte algérienne en arrière-plan. Dans un mental français, c’est l’image qui renvoie immanquablement à deux régimes d’évocation engrammés : d’une part l’exode des rapatriés d’Algérie, dans leur fuite précipitée au moment de l’Indépendance en 1962 ; et d’autre part, l’exil de travailleurs algériens émigrés en quête d’un avenir meilleur de l’autre côté de la Méditerranée.
On retrouve semblable image dans Marin des montagnes, un long-métrage de Karim Aïnouz, actuellement sur les écrans. Dans un chromatisme très vif, les hautes cheminées à l’arrière d’un ferry cadrent puissamment une découpe sur l’élément marin et l’horizon côtier. Mais une humeur énigmatique déplace le regard tout ailleurs que le régime binaire, franco-algérien, des évocations obligées qu’on mentionnait ci-dessus.
Les ruses des tourments de l’histoire, des errances révolutionnaires du siècle passé, ont fait de Karim Aïnouz non pas un citoyen algérien, mais… brésilien. Il a pris place à bord de ce bateau. Il a choisi ce mode d’approche très lent, le bon vieux ferry, pour se rendre en Algérie ; c’est la première fois de sa vie. Le réalisateur a 58 ans. Sa mère vient de décéder. Il part mettre ses pas sur les traces d’un père resté inconnu sur le plan intime, mais figure non négligeable de la guerre de libération nationale de son pays, déchirements entre factions internes compris.
Karim Aïnouz tient son carnet de voyage par la caméra, restant lui-même totalement absenté de l’écran. Au son en revanche, on l’entend en voix off, égrenant sa vision des choses au jour le jour du voyage. Cela à l’intention de cette mère juste disparue, pour toujours. Ainsi tente-t-il de composer la mosaïque imaginaire d’une famille disloquée. Sans rien nier du social, de l’historique, desquels il part à la rencontre, son point de vue paraîtra toujours neuf, décentré, quelque part du côté d’un sud global, surprenant les attentes pré-formatées d’un.e spectateur.trice français.e.
On peut s’interroger sur l’étrangeté, quasi oxymorique, du titre Marin des montagnes. Embrassons déjà le parcours du réalisateur qui a choisi la voie d’approche maritime, aimera à s’égarer dans la grande cité portuaire qu’est Alger, pour finalement grimper jusque dans la Kabylie montagnarde des origines paternelles. Du littoral jusqu’aux sommets reculés. Marin des montagnes. En Brésilien il mentionne le phénomène de la “calentura”, ce trouble physique frappant les marins sous les tropiques, gagnés par une forme de totale ivresse aux prises avec les éléments.
Or c’est bien un genre de dérive, d’abandon de soi à ce qui l’entoure, qu’on sent l’empreindre dans sa découverte du pays. Il y a quelque chose du rêve éveillé, de l’accueil sans crainte de (ce) qui se présente, dans l’attitude de ce protagoniste présent-absent. Présent par sa prise de vue, présent par son propos off. Absent à l’image. Ce dispositif ménage un champ très ouvert, où vibre le grand embrassement paysagiste — parfois somptueux — aussi bien que le fouillis de l’errance urbaine et ses éclats de rencontre ; ou encore l’incision portraitiste. Grande est sa diversité d’images, mobilisant également le grain du document ancien et des photos de famille.
Un profond mouvement d’émotion guide les pas, les regards ; une forme d’amour, tout à fait imperméable à ce que les rues d’Alger peuvent avoir pourtant de très pesant (avenir bouché, pesanteur islamiste, régime burocratico-militaire). Karim Aïnouz préfère glaner les propos parfois enjôleurs de jeunes ravis de dissiper un instant de leur routine, et c’est en Kabylie lointaine que son humeur se vivifie pleinement.
Ce n’est que village montagnard, sans rien des échelles de la métropole, mais il recèle des condensés d’existence noueuse. L’arrivée d’un cinéaste brésilien intrigue fort une tribu familiale qui pouvait ignorer jusque-là son existence. Des moments sont transcendants, avec de vieilles femmes inébranlables, ou au contraire une jeune fille impertinente et sagace, à rebours de tous les attendus de soumission féminine ; ou encore à la rencontre d’un homme-savoir drapé de mémoire et de culture.
Tout ce film est en voyage, déjouant l’axe forcé d’une relation exclusive France-Algérie, démultipliant les espaces imaginaires, rêvant ses biographies, de sud en sud.
Gérard MAYEN
Distribué par Les films des deux rives, le film Marin des montagnes connaît en ce moment une séance quotidienne au cinéma Diagonal de Montpellier. Sa présentation inaugure le cycle de projections proposé jusqu’à l’été par l’association Regards sur le cinéma algérien
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