J’ai participé samedi à un colloque organisé à l’Université libre de Bruxelles sur « L’antisémitisme instrumentalisé ». Voici l’intervention que j’y ai présentée.
Par Dominique Vidal1
Pour réfléchir sur l’indispensable combat contre l’antisémitisme et les manipulations dont il est l’objet, il faut d’abord en dresser l’état des lieux, en l’inscrivant dans le contexte de l’évolution du racisme en général.
D’autant que, contrairement à une idée répandue, l’air du temps n’est pas, en France, à la montée de ce dernier. C’est en tout cas ce qu’indique l’Indice de tolérance[1] de Vincent Tiberj : sa tendance est à la hausse — de 46 en 1991 à 64 en 2022. Et cette progression concerne aussi bien la droite (qui passe de 30 en 1999 à 48 en 2022), le centre (qui monte de 38 à 59) et la gauche (qui grimpe de 59 à 72). Ces chiffres et les suivants sont extraits du dernier rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH[2]).
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Antisémitisme, état des lieux
S’agissant de l’antisémitisme, trois « thermomètres » nous permettent d’en évaluer au plus près l’évolution en France :
D’abord celui du racisme idéologique, devenu marginal, comme l’attestent les réponses à trois questions dans les enquêtes d’opinion :
- La notion de race : seuls 5 % des sondés estiment qu’« il y a des races supérieures à d’autres ». En revanche, 36 % affirment que « les races n’existent pas » et 57 % que « toutes les races se valent » ;
- L’autodéfinition sur l’échelle du racisme : seuls 3 % des sondés s’estiment « plutôt racistes », 15 % « un peu racistes ». En revanche, 62 % ne se jugent « pas racistes du tout » et 19 % « pas très racistes » ;
- La perception de l’intégration des différentes minorités : seuls 13 % considèrent les Noirs comme un groupe « à part »; 24 % les Juifs et 24 % aussi les Maghrébins, 30 % les Asiatiques, 32 % les musulmans et 67 % les Roms.
Jean-Marie Burguburu, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), écrit toutefois dans son avant-propos que « les idées racistes favorisant l’exclusion peuvent revenir rapidement dans le débat public quand elles sont endossées et légitimées par des responsables politiques et médiatiques. » Or, poursuit-il, « dans un contexte de crise politique, sociale, économique et identitaire, un certain nombre de personnalités politiques ont activement participé de la politisation du rejet de l’Autre[3], figure mouvante aux visages multiples ».
Le second thermomètre, c’est celui des violences racistes, qui explosent au début du siècle : leur nombre passe de 202 actes recensés en 1999 à 903 en 2000. Sans doute ce phénomène est-il lié à la Seconde Intifada. Si les Français juifs n’ont évidemment aucune responsabilité dans le bain de sang provoqué par la répression israélienne, le soutien inconditionnel qu’apporte à cette dernière le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) au nom des Français juifs alimente l’amalgame entre ces derniers et les Israéliens. Les violences « antisémites » progressent ensuite irrégulièrement, avec un pic en 2021 (2 128 actes). Mais elles s’accroissent nettement moins, alors que les « autres faits racistes » connaissaient une forte hausse.
Cette diminution des faits antisémites depuis le pic de 2004 n’empêche pas un fort sentiment d’insécurité chez nombre de juifs, du fait de leur caractère meurtrier. Pour la première fois depuis 1945, 11 juifs ont été assassinés en tant que tels. La complexité des autres motivations des tueurs — meurtres crapuleux, voire acte de folie — n’empêche pas qu’ils soient d’abord perçus comme antisémites. Sur le long terme également, les faits antimusulmans connaissent une baisse depuis le pic de 2015.
Comme presque toutes les guerres du Proche-Orient, l’offensive d’Israël contre les Gazaouis, après l’horreur du 7 octobre, a provoqué en France une poussée d’antisémitisme. Selon le Service de protection de la communauté juive (SPCJ[1]), on a recensé en 2023 1 676 « actes antisémites » – dont 60 % d’atteintes aux personnes et 40 % de propos ou gestes menaçants — soit quatre fois plus qu’en 2022 (436). Sur le total de 2023, 74,2 % ont été commis après le 7 octobre[2]. Et ce bilan du dernier trimestre égale le total des « actes antisémites » des trois dernières années cumulées. « Le 7 octobre a servi de catalyseur à la haine, en activant un antisémitisme latent, et en désinhibant le passage à l’acte », estime Yonathan Arfi, le président du CRIF, selon qui la vision des civils israéliens massacrés a joué un rôle déclencheur dans ce phénomène. Étonnamment, Arfi ne mentionne pas l’effet des photographies ou des films terribles de la bande de Gaza en ruines, avec son cortège de cadavres de femmes et d’enfants ensanglantés, de bébés opérés à même le sol des hôpitaux et sans anesthésie, de foules se battant pour un peu de pain… : nul besoin d’être psychiatre pour imaginer l’incitation à la haine que représentent de telles images !
Le rapport évoque enfin un « chiffre noir » : « L’état de sous-déclaration massive des actes racistes auprès des autorités judiciaires accentue la méconnaissance de ce phénomène ». Et la CNCDH de préciser : « Au total, 1,2 million de personnes de 14 ans ou plus auraient été victimes d’au moins une atteinte à caractère raciste », soit 2,2 %.
Le troisième thermomètre, franchement négatif, est celui des préjugés. L’affaire Halimi nous le rappelle brutalement : les préjugés peuvent tuer… Leur cible privilégiée, c’est l’immigration. « Près d’un Français sur deux estime désormais qu’« aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant » (48 %), soit + 5 % en un an. Et 53 % des sondés considèrent qu’« il y a trop d’immigrés en France »[4].
Autre glissement inquiétant : « 60 % des Français pensent que “de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale”, un chiffre en nette hausse (+ 8 points). » Et, pour 42 % (+ 7 points[5]), « l’immigration est la principale cause de l’insécurité ». Toutefois, seule une minorité croit que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment Français » (22 %, + 2 %).
Pour 94 %, il est « grave » de « refuser l’embauche d’une personne noire qualifiée », pour 92 % celle d’une personne « d’origine maghrébine », 80 % d’être « contre le mariage d’un de ses enfants avec une personne noire ». Si 40 % pensent que les réactions racistes peuvent parfois être « justifiées par certains comportements », 56 % estiment que « rien ne peut les justifier ».
Même contradiction sur l’islam. Seuls 32 % en ont une opinion « positive » contre 30 % « négative ». Mais ils sont 42 % à considérer que « l’islam est une menace pour l’identité de la France » (+ 4 % en un an). Et de citer des pratiques considérées comme prétendument incompatibles avec notre société : le « port du voile intégral » (75 %), le « port du voile » (49 %) et du « foulard » (42 %), l’« interdiction de montrer l’image du prophète Mahomet » (51 %), etc. Ils sont toutefois 82 % à affirmer qu’« il faut permettre aux musulmans de France d’exercer leur religion dans de bonnes conditions ».
Idem pour les juifs : 18 % pensent qu’ils « ont trop de pouvoir », 38 % qu’ils « ont un rapport particulier à l’argent » et 36 % que, pour eux, « Israël compte plus que la France ». Et le rapport de préciser : « Les sympathisants d’extrême droite restent les plus enclins à se montrer d’accord avec ces préjugés antisémites traditionnels (…) Au contraire, les sympathisants des partis de gauche et du centre y sont relativement imperméables ».
Le degré d’antisémitisme, d’islamophobie et d’ethnocentrisme varie avec l’âge et le genre (les soixante-huitards et les femmes sont plus tolérants), mais surtout en fonction des options politiques. « L’intolérance s’élève à mesure qu’on se rapproche du pôle droit de l’échiquier politique, où prédomine une vision hiérarchique et autoritaire de la société, explique le rapport. Chez les personnes se situant à l’extrême droite, la proportion de scores élevés […] atteint des niveaux records ».
Reste qu’un très large consensus se dessine : « Loin d’être complaisante à l’égard des agressions subies par les Juifs, l’opinion est majoritairement en faveur d’une lutte vigoureuse contre l’antisémitisme (73 % tout à fait ou plutôt d’accord fin 2022), et cette demande est d’autant plus forte que la personne se situe plus à gauche, la proportion des “tout à fait d’accord” passant de 29 % à l’extrême droite à 65 % à l’extrême gauche. »
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Quatre impératifs
Reste à savoir comment mener cette lutte. L’analyse de l’évolution du racisme, y compris de l’antisémitisme, nous y aide grandement. Elle souligne en particulier, à mon avis, 4 impératifs :
- la nécessité de former le front antiraciste le plus large possible ;
- il importe donc — deuxième impératif — de ne pas opposer les différentes victimes les unes aux autres ;
- pour la même raison, il est essentiel de ne pas les hiérarchiser, sous peine d’alimenter les différents racismes ;
- travailler à la convergence des victimes et de leur mémoire implique enfin — quatrième impératif — de ne pas banaliser le racisme et l’antisémitisme en usant et abusant de ces étiquettes pour (dis)qualifier la critique légitime des États et de leur politique.
Vitupérer la politique de Vladimir Poutine, est-ce être antirusse ? Dénoncer le sort des Ouïghours, est-ce être antichinois ? Attaquer la politique africaine d’Emmanuel Macron, est-ce être antifrançais ? Alors s’en prendre au gouvernement israélien, ce n’est donc pas être antisémite. Sauf, bien sûr, si l’on a recours, pour ce faire, à des arguments antisémites ou/et négationnistes, comme Soral ou Dieudonné.
Un mot à ce propos. En France, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972 et le Code pénal constituent un arsenal efficace… à condition qu’il soit utilisé. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer presque impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme. Je veux le dire clairement : compte-tenu des accusations dont ils font l’objet, les militants qui professent des idées antisionistes doivent être les plus vigilants, tout dérapage coûtant très cher à la cause que nous défendons.
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Les 3 échecs d’une manipulation
Indiscutablement, depuis une vingtaine d’années, les inconditionnels d’Israël, en France comme dans plusieurs autres pays occidentaux, se sont mieux organisés et dotés de moyens nouveaux — comme ELNET[6] — pour développer leur propagande et leur chantage. Ne pas le mesurer serait dangereux.
Mais il serait au moins aussi périlleux de surestimer l’efficacité de ce lobby — un terme autrefois utilisé par la seule extrême droite mais que certains sionistes revendiquent désormais. S’ils s’agitent, c’est que leur cause devient littéralement indéfendable quand l’État qui se réclame des millions de victimes de la Shoah pactise avec les héritiers de leurs bourreaux à travers le monde, et, pire, en porte certains à sa tête — juif ou blanc, un suprémaciste est un raciste.
J’en veux pour preuve les trois échecs successifs des propagandistes d’Israël depuis le début de ce siècle :
Lors de la Seconde Intifada, ils ont tenté de faire taire les partisans du droit international en multipliant les procès contre eux[7]. Sauf qu’ils n’en ont remporté aucun. Daniel Mermet, Edgar Morin, Danièle Sallenave, Sami Naïr, Pascal Boniface, Michèle Manceaux et Charles Enderlin en sont ressortis blanchis.
Deuxième bataille perdue : la criminalisation du boycott, lancée en février 2010 par une circulaire de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie, sur la base d’un mensonge[8]. La Cour européenne des droits de l’Homme (CECDH) finira par retoquer la condamnation des activistes de Mulhouse. L’arrêt, dit Baldassari, du 11 juin 2020, dénonce l’« attentat juridique » que constitue en France la répression pénale des appels au boycott des produits israéliens. Prime l’article 10 de la Convention qui protège la liberté d’expression, dont le boycott fait partie[9]. Le 17 octobre 2023, la Cour de cassation a reconnu l’arrêt Baldassari et renoncé à poursuivre les militants du boycott.
Troisième tentative avortée : la criminalisation de l’antisionisme. Deux mois après son élection, Emmanuel Macron déclare à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv, le 16 juillet 2017 : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est LA forme réinventée de l’antisémitisme. » Et le CRIF exige que cette affirmation débouche sur une loi condamnant ledit antisionisme.
Commence alors, entre promoteurs et adversaires de ce projet de loi, une bataille acharnée qui durera plus de deux ans. Pour ma part, je publie Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, que je présente lors d’une centaine de conférences-débats. J’y dénonce dans le projet élyséen à la fois une forme d’analphabétisme historique et une entreprise liberticide. Analphabétisme, car l’antisionisme fut d’abord un mouvement juif, majoritaire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et qui, depuis, prône, non pas la destruction de l’État d’Israël, mais sa transformation en un État de tous ses citoyens[10]. Liberticide, car le droit français comme européen exclut tout délit d’opinion.
C’est si vrai que le président de la République renoncera finalement à ce projet le 20 février 2019, lors du dîner annuel du CRIF. Ce dernier obtiendra, en guise de « lot de consolation », une résolution (mal) votée par l’Assemblée nationale se contentant de reprendre la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) — à l’exclusion des « exemples » l’accompagnant, avait précisé à la tribune son parrain, le député Sylvain Maillard. Son texte s’en tient donc à deux phrases : « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte[11]. »
Comme on le voit, cette résolution — qui n’a de toute façon pas valeur de loi — ne mentionne ni le sionisme ni l’antisionisme. Ce qui n’empêche pas des dirigeants du CRIF de faire « comme si ». Car ils n’hésitent pas à nier ou ignorer leurs défaites pour poursuivre leur objectif : intimider quiconque use de son droit de critiquer la politique, intérieure ou extérieure, d’Israël.
[1] https://www.spcj.org/antis%C3%A9mitisme/chiffres-antis%C3%A9mitisme-france-2023-b
[2] Le Monde, 24 janvier 2024.
[1] Défini comme mesure synthétique de l’acceptation des minorités reprenant les questions les plus souvent posées sur une période de trente ans et variant de 0 (intolérance absolue) à 100 (tolérance absolue).
[2] www.cncdh.fr/sites/default/files/2023-06/CNCDH%20Rapport%20racisme%202022%20web%20accessible.pdf
[3] Un long chapitre du rapport est consacré à la manipulation de « la haine de l’Autre » : pp. 255 à 281.
[4] 55 % soutiennent néanmoins le droit de vote des étrangers non européens résidant en France aux élections municipales : Plus généralement, 57 % estiment que « les étrangers devraient avoir les mêmes droits que les Français ».
[5] Sur Twitter, des comptes d’extrême droite, à l’instar de F. Desouche, se consacrent exclusivement aux faits divers… dans lesquels un étranger ou un immigré est impliqué.
[6] Qui se définit comme « une organisation à but non lucratif dédiée au renforcement des relations entre l’Europe et Israël sur la base de valeurs démocratiques partagées et d’intérêts stratégiques ».
[7] Cf. Dominique Vidal, « Au nom du combat contre l’antisémitisme et Les pompiers pyromanes de l’antisémitisme », Le Monde diplomatique, respectivement décembre 2002 et mai 2004.
[8] Lors d’un dîner du CRIF à Bordeaux, le 19 février 2010, la ministre avait fait état d’un « boycott des produits casher » dont elle fut ensuite incapable de citer un seul exemple.
[9] CEDH, Baldassi et autres c. France, requêtes n° 15271/16 et 6 autres, 11 juin 2020.
[10] Les faits sont têtus : l’immense majorité des Juifs quittant l’Europe se rend aux États-Unis – environ 3,5 millions de 1881 à 1939 ([10]). En revanche, au début de la Seconde Guerre mondiale, la Palestine mandataire ne compte que 460 000 Juifs, soit 2,9 % de la population juive mondiale.
[11] Le Monde, 3 décembre 2019.