Fort prometteuse, la saison du Domaine d’O1 s’est ouverte la semaine dernière avec 7 minutes de Stefano Massini, mise en scène par Maëlle Poésy avec la troupe de la Comédie-Française. Ce huis clos sous haute tension, dans une usine textile, ausculte le droit de parole dans notre démocratie.
Le dispositif bifrontal capture les spectateurs dans l’antichambre d’une usine où trépignent dix ouvrières attendant Blanche, leur porte-parole en négociation depuis quatre heures avec la direction : « les cravates ». Ces onze femmes composent le comité de l’usine textile Picard & Roche, élues pour représenter les 200 employées et ouvrières qui travaillent sur le site. Après le rachat de l’entreprise par des investisseurs étrangers elles redoutent le pire.
Lorsque Blanche revient, c’est le soulagement à l’annonce qu’aucun emploi n’est menacé. Mais dans une lettre adressée à chacune d’elles, les repreneurs leur demandent de prendre position, d’accepter, ou non, que l’ensemble des salariées de l’usine renoncent à sept minutes de temps de pause pour qu’elles fassent, disent-ils, « un pas vers eux ». Elles ont une heure pour se décider et voter.
Ces petites 7 minutes apparaissent comme une clause tellement secondaire aux dix femmes ravies de préserver leur emploi qu’elles en occultent l’enjeu. Elles acceptent bien sûr de réduire leur pause de moitié et donc de travailler 7 minutes de plus. Il n’y a pas matière à débat. 7 minutes par jour ce n’est rien quand on imaginait se retrouver sur le carreau. Pourtant Blanche, qui apparaît comme la plus expérimentée pour avoir sacrifié sa vie dans les murs de l’usine, explique qu’elle a un doute et que ces 7 minutes méritent tout de même une discussion. On la somme de se justifier jugeant sa position délirante. Elle s’emploie alors à convaincre une par une les dix membres du comité.
Blanche ne s’oppose pas vraiment à la proposition des « cravates », elle défend simplement ce qu’elle éprouve, le droit d’avoir un doute. Elle est sceptique. La confrontation ne se présente pas entre deux convictions contraires, mais entre une conviction et un doute. La majorité des ouvrières veulent démontrer qu’elles ont raison de céder 7 minutes de leur temps de repos pour conserver leur emploi, là où Blanche veut s’assurer qu’elles n’auraient pas tort de le faire. Pour elle, la lettre de la direction ne contient aucune menace de licenciement, juste une demande de « bonne volonté », pas vraiment de quoi la convaincre. De leur côté, les dix membres du comité ne se mettent pas en position d’être convaincus de quoi que ce soit. Leur seul objectif consiste à se donner raison d’accepter.
Déconstruire les mécanismes de la domination
Cette discussion fait tout l’intérêt de la pièce parce qu’elle dépasse largement le contexte d’une réunion syndicale, ou du drame que représente la fermeture d’une usine, plusieurs fois adapté au théâtre. Le débat embrasse des questions bien plus vastes, comme le bridage de l’expression citoyenne, la manipulation de l’opinion publique, ou la manière dont le pouvoir économique et politique impose ses convictions en balayant le doute légitime. Dans le dialogue qui s’instaure, les personnages doivent un à un affronter leurs préjugés. Ainsi s’enclenche un débat haletant de 95 minutes durant lequel la tension ne s’essouffle pas d’un bout à l’autre de la pièce.
Avec Ceux qui errent ne se trompent pas, Maëlle Poésy2 traitait du moment de bascule où ceux qui détiennent le pouvoir sont prêts à tout pour le garder. Elle abordait la question de la démocratie au travers du vote blanc de 83 % de la population de la capitale d’un pays imaginaire, d’après le texte de José Saramago. Avec 7 minutes elle interroge la démocratie du droit de parole qui disparaît au profit de la peur et de la panique. Un sujet brûlant d’actualité qui montre à quel point il est difficile de lutter contre les préjugés consensuels.
Stefano Massini3 a travaillé la dramatisation des répliques. Les points de vue des différents personnages se confrontent autour d’un sujet donné, motivés le plus souvent par un but opportuniste et des enjeux personnels. À l’heure où les discours sont truffés d’éléments de langage qui nous ouvrent grandes les portes pour fuir la réalité, et avec elle nos propres responsabilités, la metteuse en scène pointe notre paresse intellectuelle ; le fait que les calculs basiques ne permettent pas de déterminer la validité d’un raisonnement. Comme dans 7 minutes, l’être humain s’en tient le plus souvent à ce qui lui est exposé. Pour que les ouvrières réalisent qu’on leur propose d’offrir collectivement 600 heures de travail aux nouveaux actionnaires, ou que leur décision aura des incidences concrètes sur l’ensemble du secteur textile, il aura fallu que l’une d’entre elle ne sombre pas dans le piège de la pensée rapide et qu’elle trouve le courage de défendre l’idée d’un doute.
Le combat que nous montre Maëlle Poésy n’a pas lieu avec « les cravates ». La dramaturgie signé Kevin Keiss exploite un cadre restreint plus propice à la prise de conscience des mécanismes de domination. La pièce qui prend des allures de thriller social se clôture sans gagnantes ni perdantes. On en sort en gardant l’idée en tête que notre démocratie à besoin de citoyennes et de citoyens qui pensent et se prononcent.
Jean-Marie Dinh
Notes:
- Prochainement au Domaine d’O nous pourrons retrouver une autre grande metteuse en scène française : Julie Deliquet, avec Huit heures ne font pas un jour, une joyeuse fresque prolétaire, pleine d’espoir, de Fassbinder, forme de mini-série en cinq épisodes transformée au plateau. Du 19 au 21 octobre à 20h au Domaine d’O-Théâtre Jean-Claude Carrière
- Comédienne, autrice et metteuse en scène, Maëlle Poésy explore au fil des créations un « théâtre de la confrontation » qui questionne la société et ses composants individuels. Elle a pris la direction du Théâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national, depuis septembre 2021.
- Stefano Massini , né à Florence le 22 septembre 1975, est un écrivain italien. Il est consultant artistique du Piccolo Teatro di Milano. En est l’auteur du roman Qualcosa sui Lehman, une version intégrale de l’œuvre dramatique. En 2017, le livre remporte en Italie les prix Mondello, Campiello, Vittorio De Sica, Giusti et Fiesole. En France la traduction de son livre Les frères Lehman, éditions du Globe 2018, reçoit le prix Médicis essai et le prix du Meilleur Livre étranger.