Ophélie prétendrait que c’est parce qu’elle est belle, riche et morte que son image traverse l’histoire de l’art — sur un long fleuve tranquille — depuis plus de quatre siècles… Au Théâtre des 13 Vents à Montpellier, Nathalie Garraud réveille la belle endormie avec sa création Institut Ophélie 1.
Le texte signé Olivier Saccomano déplace le contenu des scènes à travers l’histoire du XXe siècle. Dans le rôle d’Ophélie, Conchita Paz reconstitue, avant de la briser, la mystique de l’érotisme passif du personnage. Son interprétation redouble d’inventivité pour se confronter à la grande chaîne des représentations concourant à l’oppression économique, politique et culturelle et à l’assignation de toutes les promises malheureuses d’Hamlet.
C’est un peu comme si l’Ophélie de Nathalie Garraud avait bu dans le verre d’Antigone en dépit des gestes barrières. Ainsi, Institut Ophélie ne relève en rien de la captation institutionnelle des revendications féministes par l’État. C’est « un Institut, Théâtre – où ranimer les pensées, les objets, les délires déposés au fil des siècles dans les corps et les inconscients ». Ici, le rôle Ophélie rompt résolument avec l’état de passivité de la jeune fille prise au piège. Celui de l’épouse promise et victime de la tragédie d’Hamlet, de la mariée malheureuse de Lars von Trier dans Melancholia ou de l’actrice Shelley Duvall, la femme terrorisée adossée à une porte que l’on défonce à la hache, qu’offre au regard Stanley Kubrick dans Shining. Belle, riche et morte… il faut se méfier des apparences flatteuses. Nathalie Garraud prend le parti de faire vivre sur les planches une Ophélie authentique qui se distingue par son courage à sortir du rang pour se connaître elle-même. Une Ophélie lucide, active et vivante.
Le travail de distribution est réglé comme une partition. Sur le plateau, les huit comédiens s’animent en cadence dans une mise en scène rythmée, permettant une lecture active du texte. La scène est un espace de rupture et de bifurcations entre les mondes. Les personnages croisés par Ophélie ne campent pas sur leur position, ils passent. Le dispositif constitué de portes qui s’ouvrent et se referment s’avère singulièrement efficace. Lorsque les personnages masculins franchissent le seuil qui les séparent du plateau, ils réalisent que les règles ont changé. L’histoire avec un grand H traverse, la condition des femmes demeure. Les récits politiques et artistiques que porte le texte officient comme des démonstrations de la domination sourde des hommes, validant au passage l’hypothèse émise par Walter Benjamin dès le début des années 20 selon laquelle le capitalisme constitue en lui-même un phénomène religieux servant à apaiser les inquiétudes auxquelles les religions autrefois apportaient une réponse.
Au cœur du dispositif, Ophélie est bien présente et elle ne quittera pas la scène. Sa force pulsionnelle semble s’alimenter de la déconstruction des valeurs et des rôles assignés à la femme par l’idéologie bourgeoise dominante. Elle n’est plus triste. Elle n’a plus de sexe, et pour l’heure, elle n’aime plus. Ophélie valse avec elle-même, avec toutes les femmes, d’hier et d’aujourd’hui — celles qui l’écoutent dans la salle comme celles qui sont enfermées ailleurs partout dans le monde — sans nostalgie, sans rêve. Enrôlée, vendue, avortée, abusée trois fois comme Marie par la Trinité2. La mise en scène donne lieu au trajet de l’inconscient à la conscience.
Le capitalisme met en échec la liberté des femmes
L’ensemble procède d’un mélange complexe qui n’apparait pas en tant que tel, ce qui fait de cette pièce une vraie réussite. Les tableaux qui la divisent renvoient à des formes expressives qui s’inscrivent dans une orchestration de la tension émotionnelle. Emporté dans l’esthétique du jeu et de la vision, le spectateur plonge dans un déroulement narratif discontinu riche d’arguments, qui lui réserve une place intime. La scène quasiment vide se peuple d’accessoires indiquant de funestes orientations, taxidermie, télévision miniature, porcelaine de limoge… tableaux vides qui suggèrent au spectateur de regarder en lui-même pour comprendre les multiples sens de ce qui lui est présenté. Plus tard, tout sera bradé pour en finir et prendre un nouveau départ, autrement.
Vous n’aimez pas l’Histoire, vous aimez les histoires, nous dit Ophélie. Figure centrale, femme sacrifiée source d’inspiration pour divers meurtres et suicides, Ophélie se décale parfois sur les seuils pour accueillir ses invitées fantômes (Rosa Luxembourg, Virginia Woolf, Camille Claudel, Sylvia Plath, Marilyn Monroe, Sarah Kane…), figures marquantes des combats féminins souvent vécus dans l’isolement. La scène où elles confrontent ensemble leurs idées et leurs impressions les libère de l’austérité et de la solitude. Un petit signe témoignant que le simple fait de dire librement et d’échanger collectivement octroie de la force.
Ophélie évoque le sourire de Mona Lisa. Ce sourire, est-ce le sourire immortel de la vierge Marie ? Est-ce celui que l’on trouve au cœur de la rythmique capitaliste, vissé sur les lèvres des ménagères américaines depuis les année 50 ? Est-ce le sourire qui annonce l’avènement de la société de consommation ? Warhol qui élevait le commerce au rang des arts pourrait nous le dire3 s’il était encore là. Ça tombe bien, l’artiste qui a porté toute sa vie des médailles religieuses cousues par sa mère sur ses sous-vêtements est aussi convoqué pour une confrontation historique.
Ce sourire questionne Ophélie. Que serait-il advenu d’une Joconde sans sourire ? Pourquoi l’absence de sourire des ménagères américaines en ferait des ennemis du genre humain ? La perception de cette Ophélie peut troubler mais elle n’est pas trouble. Nathalie Garraud, Olivier Saccomano et leur compagnie offrent à notre regard intérieur une pièce inspirante pour changer de monde.
Jean-Marie Dinh
Institut Ophélie au Théâtre des 13 Vents : mardi 18 octobre 20h – mercredi 19 octobre 20h – jeudi 20 octobre 19h.
Notes:
- Second mouvement du projet Hamlet, Ophélie un diptyque conduit par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano.
- Le Père, le Fils et le Saint-esprit
- L’artiste cherchait à disparaître derrière son œuvre : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, regardez simplement la surface de mes peintures, de mes films et de moi-même. Je suis là. Il n’y a rien derrière. »