Les termes “beauté” et “geste” eux-mêmes prolongent une interrogation artistique qui traverse la nuit des temps. On pourra y voir ici la beauté de ne pas se rassurer en continuant à faire du théâtre inconsistant et à le livrer au hasard de la vie, ou à le façonner conformément aux attentes d’un public. La beauté d’une pièce dont le travail débute dans un pays en état d’urgence, la France de 2015.
Mais quelle beauté ? Celle de « cette conscience qui fait de nous des lâches », fait dire Shakespeare par la bouche d’Hamlet. Celle d’une conscience de la nécessité, « d’un réexamen du rapport entre le théâtre et l’État dans un siècle détraqué », indiquent Olivier Saccomano et Nathalie Garraud. Un geste, quel geste dans ce grand sommeil ? Le coup de matraque d’un gardien de la paix, le retournement d’un enfant dans son lit qui perturbe la constante apparence des choses…
Une mise en scène sans levée de rideau, juste de la lumière. Les spectateurs se font face, de part et d’autre de la tranchée blanche. Ils sont séparés et visibles. Rien n’échappe au regard du créateur, quant à la séparation, elle a été et demeure le premier garant de notre aveuglement : « Est-ce qu’on peut braquer une clarté dans les yeux de quelqu’un ? ».
Le cercle d’influence se met en place sur le plateau. Des CRS, que des CRS, cinq CRS qui s’habillent puis s’exercent. Les gestes entrent dans la mémoire des corps par la répétition. Exercice de style physique, chorégraphie, grand art du geste qui fascine.
Un programme de situations codifiées s’enregistre. On fixe son attention uniquement sur la cible avec une efficacité telle que cet entraînement fournira pendant des années les marques du comportement souhaité. Ce ne sont pas des projectiles mais des images qui se projettent dans l’œil des spectateurs.
Dans la scène qui suit, le rythme s’engourdit totalement. Plus un mouvement, juste un face à face avec les forces de l’ordre en faction. L’ennui nous gagne devant les corps figés du corps d’État, c’est bien naturel. Mais avec le temps qui passe, les choses se transforment. L’immobilité associée à la synchronicité ouvrent les portes d’un univers mystico-surréaliste. L’esprit des gardiens de la paix s’égare dans quelques considérations existentielles. Visiblement ces pensées fugitives ne sont pas de nature à rompre la digue qui protège le pouvoir d’État de la foule. Elles miroitent simplement, se glissent sous les tenues de combat qui recouvrent nos mutuels abîmes. La permanence de l’immobilité politique semble sauve.
Tribunaux et théâtre sortent du même œuf
Une Rupture. La dimension épiphanique de cette méditation théâtrale est soudainement mise en accusation. Le plateau se transforme en salle d’audience, les acteurs de la pièce accèdent au rang d’accusés. L’objet retenu contre eux se dessine dans le pouvoir de fascination théâtrale compulsif et provocateur. Une fascination qui renvoie au trouble de l’ordre public. On ne peut sortir indemne du cercle d’influence créé par ce texte et les images mentales projetées dans le public. Public qui tombe aussi sous le coup de la loi et doit recevoir sa charge d’accusation. La défense s’organise dans un déchaînement rhétorique où les effets de manche rappellent que les tribunaux et le théâtre sortent du même œuf.
La mise en espace qui embrasse scène et tribunes saisit, dans ce passage proche de la farce, le matériau brut du procédé théâtral dans une série de focus où s’illustrent de manière interchangeable hommes de loi, acteurs et citoyens. Chacun existe en s’imposant dans l’âme du public. Seule la mise en lumière consacre le pouvoir de domination par l’effet de la merveille.
« La rapidité des mouvements et la succession précipitée des images nous condamnent à une vision superficielle et de façon continue », soulignait Kafka. Avec leur troupe, Olivier Saccomano et Nathalie Garraud mettent en œuvre une entreprise de destruction des rôles établis, perceptible dans la distribution des rôles multiples incarnés par les cinq comédiens. Dans le même ordre d’idée, La Beauté du geste revisite le rapport au temps en forçant le public à regarder à l’intérieur de lui-même.
L’ambition de réexaminer les moyens du théâtre s’inscrit bien dans l’écriture et la mise en scène de cette création comme dans la prouesse des acteurs emportés dans un mouvement de constante renaissance. Le postulat de travail a consisté à ne pas situer l’adversaire à l’extérieur et à n’avoir recours qu’à sa propre force. Les faiblesses, la dimension laborieuse du travail, le risque de se perdre dans l’ouvrage relève d’une démarche d’honnêteté. Et au théâtre comme ailleurs, l’honnêteté est une nourriture qui disparaît, une énergie d’espoir magnétique comme un petit air de blues que l’on se met à fredonner dans la solitude des champs de coton.
Jean-Marie Dinh
Conception Nathalie Garraud, Olivier Saccomano; Scénographie Jeff Garraud; Costumes Sarah Leterrier; Lumière Sarah Marcotte; Son Serge Monségu Avec Mitsou Doudeau, Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz, Charly Totterwitz.