Précisions de l’auteur :

Ce chapitre est la reproduction d’une « tribune libre » qui m’a été demandée quelques jours après l’explosion d’AZF simultanément par l’Humanité et par le Piment Rouge. J’ai arrangé deux ou trois détails. Elle est parue le 2 décembre 2001 dans le premier et peu après dans le deuxième. Je remercie chaleureusement l’Humanité et le Piment Rouge. Je ne suis pas membre du PCF1 ni de la Ligue communiste révolutionnaire.


 

 

Chapitre premier

 

Lundi 24 septembre 2001 midi, sur Télé-Toulouse (TLT), le président du Conseil régional égrène la liste des lycées de Toulouse fermés depuis l’explosion d’AZF (ONIA auparavant). « Définitivement ? » demande le journaliste. « Pour plusieurs je crains que oui » répond gravement Martin Malvy. Et d’ajouter : « Quand j’étais enfant puis adolescent, chaque fois que je passais devant l’ONIA j’avais peur, tout le monde savait qu’un jour ou l’autre un drame se produirait ». Moi quand j’étais enfant et que nous passions route d’Espagne, je pensais à ceux qui travaillaient dans ces fumées âcres.

Quand j’étais un tout jeune homme, je suis souvent venu devant les portes. J’ai secondé Jean Llante, l’ancien député communiste de la circonscription Toulouse-Sud. Puis je lui ai succédé. Après la prise de parole, les camarades nous invitaient à la cantine. L’ONIA et la Poudrerie étaient des bastions du Parti et de la CGT (et d’autres forces politiques et syndicales). Un oncle de ma femme, Roger, a travaillé toute sa vie à La Poudrerie. Après la Libération il a occupé un emploi réservé aux mutilés de guerre car à 18 ans, Franc-Tireur-Partisan, il avait sauté sur une mine. Plus tard, mon beau-père Manolo, Basque réfugié de la guerre d’Espagne, l’a rejoint comme garde puis laborantin à l’atelier de phosgène. À l’époque le phosgène était utilisé pour remplir les obus chimiques tournés à l’arsenal de Tarbes. Au début des années 70 il a inhalé du phosgène et a failli y rester. D’autres ont eu moins de chance.

En 1988 je suis revenu devant les portes de l’ONIA… et à la cantine. Avec les cadres ouvriers qui constituaient le Comité d’Initiative pour la candidature de Pierre Juquin2. Au-delà de la contradiction Capital-Travail, nous creusions les contradictions Capital-Nature voire Homme-Nature. « Travailler tous, moins, mieux et autrement » disait une de nos affiches. À cette époque aussi, nous avons badigeonné les murs du Sud de Toulouse : « Le gaz qui tue les Kurdes vient-il de la Poudrerie ? ».

En 1989, je suis adjoint au maire de Ramonville au titre du groupe local Alternative et Écologie. Nous voulons « Conjuguer Écologie, Économie, Solidarité et Citoyenneté ». Je sors les dossiers de la mairie et les mets à disposition des associations. Maintenant ce sont les patrons qui me font visiter l’ONIA, la Poudrerie et même Tolochimie. Je vois de près les ateliers, certains très vétustes, où des générations d’ouvriers ont travaillé dur, abîmé leur santé, pour des productions largement contestables.

Livre paru en décembre 2001

Je touche du doigt les risques. Je constate que la canalisation d’1,9 km qui transporte le phosgène de la Poudrerie à Tolochimie est très vulnérable. À côté de la cuve enterrée de phosgène, seul stock officiel, gisent à l’air libre plusieurs dizaines de conteneurs. Une tonne de phosgène chacun. Au total autant que le stock autorisé. Mais les conteneurs vont et viennent. À travers la ville. Dans chacun assez de gaz pour tuer tout Toulouse : le seuil de concentration officiel (« Valeur Limite d’Exposition Professionnelle3 » au quotidien, discutable) est de 0,2 mg / m3.

Les patrons nous font banqueter sur le site (c’est-à-dire nous, les représentants de Pechbusque, Portet, Ramonville, Toulouse, Vieille-Toulouse, journalistes, techniciens préfectoraux). Mais la chanson d’Atahualpa Yupanqui4, Preguntitas sobre Dios, me rappelle qu’il faut être très prudent quand on mange à la table des patrons.

Et puis j’ai du mal à comprendre comment, en cas d’accident, le phosgène va rester enfermé dans un cercle de 2 150 m de rayon (admirez la précision), quel que soit le vent, quel que soit le point d’émission, etc. En trois coups de compas pour le phosgène, le chlore et l’ammoniac, les autorités tracent l’incroyable patatoïde5 qui délimite la zone officielle de danger, la zone PPI (Plan Particulier d’Intervention)6. Y figurent les hôpitaux Marchant, Rangueil, Larrey, les cités d’Empalot, Bordelongue, Lafourguette. Et la zone PPI s’avèrera bien plus restreinte que la zone récemment meurtrie.

J’ai du mal à accepter qu’au sein de la zone PPI, les limites de la zone interdite à l’habitat — s’il est nouveau, à partir de 1989 — « correspondent à un risque de mortalité de 50 % pour les personnes directement exposées au nuage toxique », de sorte qu’on peut construire des habitations, écoles, bureaux, magasins en zone PPI.

Je propose donc au Conseil municipal de Ramonville de peser au côté des associations pour repenser la « Zone Chimique Sud ».

Bien sûr il faut s’opposer vigoureusement lors des enquêtes publiques (toujours saucissonnées) à toute nouvelle activité qui accroîtrait les risques.

Mais surtout, sans attendre la prochaine enquête, il faut identifier tous les dangers et leurs interactions, les évaluer, mobiliser des ressources financières, techniques, scientifiques, pour les réduire.

Il faut discuter pied à pied les finalités des productions. Certains produits doivent être carrément abandonnés. Pour d’autres il est possible de développer des procédés propres et sûrs (tels que la phosgénation sans phosgène).

Ce qui est dangereux, mais incontournable après vrai débat, doit être transféré dans des sites démocratiquement déterminés. Il ne s’agit pas de casser les usines de la chimie toulousaine. Il s’agit de sécuriser le plus possible tout de suite et de planifier la reconversion globale du site sur 10, 15 ou 20 ans.

Pétitions et manifestations conduisent la Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement à créer en 1990 une structure de concertation, totalement ouverte à quiconque : le Secrétariat Permanent pour la Prévention des Pollutions Industrielles (SPPPI). Naturellement, les élus, les journalistes, les experts, les représentants des personnels, sont particulièrement conviés.

Au sein du SPPPI, la commission Risques Industriels travaille dur, sans élu (majorité ou opposition) de Toulouse et Portet (communes qui avalisent toutes les extensions), sans journalistes mais avec les représentants des personnels. La pression continue de l’extérieur. Bien des pollutions et nuisances sont réduites. Quelques gros risques aussi. Nous faisons reculer Marc Censi et Dominique Baudis7 lorsqu’ils décident d’implanter le lycée hôtelier dans la zone à risques.

Cependant la zone PPI et la zone interne d’habitat autorisé ne sont pas remises en cause. Mes nombreux articles et courriers demandant dès 1989, en tant qu’élu, la prise en compte du risque de chute d’aéronef, restent sans réponse. La reconversion n’est pas engagée. Le système d’alerte et de préparation reste insuffisant. Les ministres de l’Environnement successifs ne prennent aucune mesure.

Que ne nous a-t-on écoutés !

 

Henry Farreny

Voir aussi : AZF : « La population toulousaine ignore que Total a perdu »

 

Notes:

  1. je l’ai été pendant 20 ans ; j’ai été exclu, en 1982, avec une centaine d’autres militants de Ramonville et de l’université Paul Sabatier, pour anti-stalinisme.
  2. Exclu du PCF en 1987, il se présente à l’élection présidentielle de 1988 avec le soutien du Parti socialiste unifié et la Ligue communiste révolutionnaire.
  3. Les VLEP sont des outils réglementaires pour la prévention du risque chimique par inhalation.
  4. Poète, chanteur, guitariste, Atahualpa Yupanqui (1908-1992) est considéré comme le folkloriste argentin le plus important de sa génération.
  5. Surface plane au contour irrégulier dont la forme évoque la section longitudinale d’une pomme de terre.
  6. Le PPI définit l’organisation des secours en cas d’accidents susceptibles d’affecter les populations et/ou l’environnement dans une installation classée.
  7. Maire de Toulouse (UDF-CDF) de 1983 à 2001.
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