La Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée du CDN de Montpellier se tient du 9 au 27 novembre. Plusieurs artistes invités pour cet événement sont passés par le Zoukak théâtre de Beyrouth.  A cette occasion nous republions l’entretien avec son directeur, le metteur en scène Omar Abi Azar paru cet été dans altermidi mag.


 

Omar Abi Azar décrit la situation artistique à Beyrouth. Une position radicale assumée qui ne fait pas passer au second plan la situation sociale chaotique vécue par le peuple libanais, mais qui en serait plutôt l’émanation face à ce que l’historien Lucien Febvre nommait « le péché mortel de l’histoire ».

 

 

Le metteur en scène Omar abi azar, directeur du Zoukak Théâtre

 

 

Comment décririez-vous la situation des artistes au Liban ?

Ici, les artistes n’ont jamais compté sur leur métier pour remplir leur frigo. Vu qu’il n’y a plus de politique culturelle, la condition de base de la pratique artistique, c’est la guérilla. On est formé pour çà, c’est une chose courante. Ce qui est extraordinaire c’est l’explosion du 4 août dernier qui a touché le quartier des artistes. Ce quartier est l’épicentre de ce qui se passe à Beyrouth. L’endroit où la communauté LGBT peut se sentir à l’aise. À l’étranger, lorsqu’on évoque la vivacité de la ville, en termes de création, d’échange, d’ouverture, on parle de ces deux quartiers qui ont été complètement détruits. C’est là que notre théâtre est installé. Toute notre communauté, ceux qui ne sont pas morts, est traumatisée. On a l’habitude de nier le marasme pour avancer dans nos pratiques. Cette fois, j’ai le sentiment que cela va au-delà du fait que notre pays n’a aucune reconnaissance de l’art. On sent quelque chose qui est mort chez nous. C’est de l’ordre de la représentation.

 

Vous êtes remonté sur le plateau, comment cela s’est-il passé ?

On a rejoué pour la première fois en décembre dernier. Les gens sont venus avec leurs masques. Ce n’était pas une absurdité, c’était la représentation de l’absurdité. Quelque part, l’Occident masqué représente une dictature sanitaire. Les visions de l’absurde ne manquent pas. Au Yemen les enfants meurent de faim en masse alors qu’un seul hypermarché Carrefour français pourrait nourrir tous ces enfants. On met des mots sur cette absurdité, on la sent dans notre corps. En tant que compagnie de théâtre politique, comme on nous définit, on ne sait plus quoi dire. Comment parler d’histoire, comment représenter cette situation catastrophique quand en face de nous il n’y a plus que du néant ? Quelles sont les économies qui nous limitent dans nos visions ? Qu’est-ce qui est vieux et doit être nouveau ? Quel est ce monde qui s’est ouvert ?

 

On ne se pose pas ces questions en Occident…

Qu’est-ce que résister veut dire dans une société qui refuse de se serrer la ceinture ? Ne faut-il pas accepter d’entrer dans le libéralisme ? Accepter la farce d’anarchisme social que nous offre le libéralisme, et créer des alternatives à l’intérieur qui ne soient pas individuelles, afin d’inventer de nouvelles formes pour vivre ensemble. Vous ne vous posez pas ces questions parce que vous avez beaucoup à perdre. Même moi, j’ai peur de perdre mon canapé. Plus le canapé est confortable, plus la camisole institutionnelle est forte. La confiance a déserté le monde de la culture. Comment en sommes-nous arrivés là ? Il n’y a pas de bienveillance. Quand à Avignon quelqu’un hue des personnes qui ont travaillé des mois pour présenter leur spectacle, je me demande quel est l’enjeu pour cette personne ? Je peux imaginer mon futur là-bas. Sous l’hégémonie du confort offert, on me mettra dans une maison de retraite et on me donnera des médicaments.

 

L’état de désarroi total et éclairant que vous décrivez était-il présent avant que les libanais descendent dans la rue durant le confinement ?

Il était présent. Nous sommes des enfants de la guerre, ce qui arrive vient nous le rappeler. Avec un million de réfugiés syriens, 800 000 palestiniens, de quel confinement parlons-nous ? Même si ces personnes le voulaient, elles ne pourraient se confiner. Et je ne pense pas qu’elles le souhaitent. Et nous, on est dans nos canapés. C’est une absurdité totale. La masse de réfugiés en mouvement, c’est eux la société. Ce que dévoile la Covid-19, c’est la volonté de nous emprisonner encore plus dans nos canapés. On ne sort pas pour nos vieux !

 

Que dit votre pièce Je déteste le théâtre, j’aime la pornographie ?

C’est une autocritique des financements que nous recevons pour créer. Les artistes doivent jouer le jeu de l’Occident. Alors nous avons décidé de faire un spectacle qui est de la pur prostitution pour jouer le jeu de cette économie. Pour ce retour sur scène, on avait envie d’exploser. On ne voulait pas être les victimes qu’on nous demande d’incarner. On est vrai. On n’est pas beau, on est moche. Il est temps d’arrêter l’humanisme à quatre sous qui est totalement inconséquent, mieux vaut enfoncer le clou parce que, de toute manière, la douleur ressurgira plus tard.

 

Le 17 octobre 2019 toutes les tranches de la population libanaise sont sorties dans la rue pour dire stop au régime. Ce soulèvement était-il comparable au Printemps arabe ?

Ce n’est pas comparable. D’ailleurs, on ne sait toujours pas s’il y a eu une révolution. On est descendu dans les rues, on a fait partir le Premier ministre, un autre est arrivé qui nous a enfoncé dans la crise. Il essaye de constituer un gouvernement sans y parvenir. Ce qui était beau, c’était de se retrouver ensemble, chrétien maronites, musulmans, riches et pauvres… à « glander » dans l’espace public, ce que nous n’avions jamais fait auparavant.

 

Le gouvernement a joué le pourrissement, cela a-t-il fonctionné ?

Cela a fonctionné parce que nous avons une capacité d’adaptation effrayante. On s’adapte à une situation qui est obscène partout dans le monde. Tous les membres de notre compagnie ont des carrières possibles en Europe. Le privilège de vivre ici, c’est de pouvoir voir l’obscénité. C’est un beau paysage. La camisole psychique de l’Occident nous angoisse plus encore.

 

Comment évoluer artistiquement dans ces conditions ?

Nous sommes en attente, nous continuons à travailler avec les différentes communautés ou avec des gens qui travaillent sur le terrain, qui font des burn-out à répétition. On utilise l’outil théâtre pour qu’ils puissent trouver du temps et découvrir ce qu’ils sont. Ces personnes sont submergées par la crise, ils pensent que le théâtre est un luxe. Nous n’existons pas dans l’urgence, produire est un pansement illusoire. On veut être inutile.

 

Ça consiste en quoi être inutile ?

Que pouvons-nous faire ? Qu’en est-il de la représentation politique ? Que signifie être résilient, vouloir s’en sortir, accepter notre échec, contempler l’état dans lequel nous sommes ? Je pense qu’on ne doit pas reconstruire mais construire ; pas de renouveau, du nouveau. Ceux qui se considèrent comme des bourreaux peuvent se considérer comme des victimes et vice-versa. Si un être humain est capable de trancher une tête, c’est que moi je suis capable de trancher une tête.

 

La désillusion peut-elle être un moteur de création ?

Une désillusion profonde est une intégrité. C’est la seule chose que l’on peut envisager de faire. Et l’intégrité dans ce type de situation, c’est le travail, le temps que tu donnes à une chose, moi je donne mon temps au Liban.

 

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

Source altermidi Mag juillet août septembre 2021

Avatar photo
Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.