Notre machine est en fusion. Que se passe-t-il dans la tête des écrivains qui ne parlent pas du dernier fil à couper le beurre ou de leurs insomnies ? Avec un instinct sûr, Céline Minard livre une interprétation métapoétique de ce qui arrive lorsqu’on débarque dans le monde.
Les enjeux d’aujourd’hui sont trop immenses pour laisser l’accablement l’emporter. Loin de la résignation et du consentement « Elle voulait faire un tour dans les bois. Entre les troncs noirs et droits, intacts, alignés, fragiles comme des reliques, des allumettes consumées. » Comme aujourd’hui les gens veulent absolument qu’un livre parle de quelque chose, l’écrivaine dit l’avoir conçu comme une « entreprise de désorientation. » Une manière diffuse d’interpréter la suspension du monde en oubliant la nécessité d’y chercher un sens. Dans l’œuvre majeure de Minard rien ne saurait se réduire à un sujet. Les dix chapitres de Plasmas sont de nouveaux territoires où l’on passe sans la moindre velléité de s’y installer. Du « trou dans la réalité » remontent des situations. Les terres d’évasion de Céline Minard d’où naissent les métaphores du réel tiennent le « je » à distance. Ce qui concourt malgré la succession de moments de conscience, de scintillement et d’éclair au confort de lecture.
Le livre s’ouvre sur un acrobate concentré qui s’apprête à se lancer dans le vide au dessus de 3 000 androïdes qui le scrutent, immobiles dans le noir. L’observation mécanique n’est plus l’enjeu. Les Bjorgs ont depuis longtemps dépassé l’agilité des organismes humains mais ils n’en n’ont pas fini, car ce qui lie les acrobates au travers du vide échappe toujours à leur mesure. L’auteure de fiction pure a compris tout le parti que l’on pouvait tirer du gaz si difficile à dompter. Plasmas assemble dans une apparente dissociation ce qui peut constituer l’état de corps. Le plasma comme la langue, qui est chez Minard le véritable enjeu, est un bon conducteur d’électricité. Le récit flotte et s’articule par conductivité électrique pour venir rencontrer nos champs magnétiques et produire des effets sensoriels d’une puissance stupéfiante.
Dans le chapitre Grands chiens on retrouve à l’état gazeux le cadre sanitaire dans lequel on nous a cloisonnés. « La mesure avait été imposée par Moscou au prétexte de protéger la population des émanations dont la toxicité avait été évaluée systématiquement trop élevée après 14 h (…) C’était bien sûr une absurdité. Leur but était de maintenir une illusion de maîtrise en même temps qu’un contrôle réel des corps, l’essence même du pouvoir. » Il nous faudra bien reconnaître que la température est montée, durant le temps du confinement l’énergie s’est accumulée, et la température continue de s’élever. Au chapitre 9 intitulé Grand fond, la tempête est là, capricieuse et constante. « Lorsque la force inerte embrasse la forêt jusque sur ses fonds sableux, et que les vivants se reconnaissent pour ce qu’ils sont, la stupeur les frappe, il n’y a pas d’événement, ils en restent là où ils étaient, au centre comme autant de petits miroirs, les multiples facettes d’une grosse boule de vie objective, ils brillent. »
Dans l’épopée fragmentée de Plasmas, le présent instable se dérobe. À mesure que l’humanité veut s’approprier le feu des étoiles, elle demeure dans le cataclysme. Le culte de la technique et du progrès menace le monde d’effondrement, mais celui-ci conserve une part de ses mystères. Parfois, la puissance de la langue de Céline Minard s’extirpe du magma pour produire une réaction physique, comme dans le dernier chapitre d’où émerge une déesse absolument déterminée à porter le plasma à très haute température et à ne pas assister à la chute des oiseaux sans perdre la tête.
Jean-Marie Dinh
Plasmas Céline Minard. Éditions Payot Rivage. 157 p. 17 €. En sélection pour le prix Médicis