En hommage à Bertrand Tavernier nous publions un entretien réalisé en novembre 2013, lors de son premier passage au Cinemed à Montpellier. Le réalisateur français était venu présenter son film Quai d’Orsay qui porte à l’écran l’ambiance surréaliste qui régnait au Quai d’Orsay sous la houlette du ministre poète Dominique de Villepin mais aussi un moment où la France s’est distinguée avec panache dans le concert des nations.
En quoi a consisté votre travail d’adaptation de la BD d’Antonin Baudry et Christophe Blain ?
Je l’ai lu et le lendemain j’appelais mon producteur pour lui demander d’acheter les droits. Ils ont accepté. J’ai souhaité les associer au scénario. À l’époque, le second tome n’était pas sorti. Je leur ai demandé d’ajouter le discours de l’ONU. J’ai essayé de transposer l’énergie d’expression. Je ne voulais pas faire une imitation, ça ne m’intéressait pas de faire une copie. Je n’utilise pas de storyboard, j’essaie de trouver la logique des personnages. Celle d’un ministre cocasse mais sincère.
De quelle manière avez-vous approché la direction d’acteur ?
Je leur ai dit : ne jouez pas comique, trouvez la sincérité. Il faut que le public soit convaincu pour l’ébranler. Dire à un acteur « tu fais comme ça, tu prends ton verre à la troisième scène », c’est le contraire de la direction d’acteur. Je travaille de manière pragmatique en fonction de la pratique des acteurs. Noiret, par exemple, voulait bosser pour lui-même. Il détestait la psychologie des personnages mais il attachait une grande importance aux accessoires, selon lui, plus révélateurs. J’aime donner de la liberté. J’ai besoin de cadreurs formidables. Je pense que c’est aux techniciens de s’adapter aux acteurs et pas l’inverse. J’ai retenu la leçon de Jean Renoir qui refusait la dictature de la technique. Je ne veux pas que l’imprécision devienne une censure. Je m’adapte. Je n’aime pas faire beaucoup de prises. Je ne me couvre pas, ce qui induit un sentiment de danger qui met la pression aux acteurs. J’ai envie que tout le monde se dise qu’il joue sa vie dans le plan et peut-être qu’il n’y en aura pas d’autre.
Les déplacements jouent un rôle central dans le film. Vous vous êtes amusé avec les arrivées fracassantes du ministre ?
J’ai une obsession dans tous mes films, c’est de franchir les portes. On a beaucoup travaillé sur le temps. Chaque entrée du ministre est précédée d’un mini cyclone qui fait voler les feuilles dans le bureau. Je cherchais à obtenir un rendu quasi biologique. Cela me permettait de jouer par ailleurs avec les gens qui préparent son arrivée. Après avoir vu le film, Fabius a dit : « Moi je ne fais pas voler les feuilles ».
Il y a ce côté documentaire dans la manière dont vous filmez le personnel du ministère…
J’aime arriver à montrer la vérité sur les gens qui travaillent. Cela aiguise la dramaturgie, les émotions. On vit une vie survoltée au ministère des Affaires étrangères où il règne une tension permanente. Avec les décalages horaires on est jamais à l’abri d’un attentat, d’une prise d’otages ou d’un coup d’État, des cas qui nécessitent une réponse immédiate. Peillon1 a moins à craindre d’une attaque des parents d’élèves ou d’un assaut nocturne du SNUipp2. Dans le film, l’équipe accepte la vision du ministre et travaille pour la rendre concrète, ce qui paraît totalement impossible. La tension fait que les gens cherchent des échappatoires.
N’est-ce pas un peu effrayant tout de même ces situations ubuesques au Quai d’Orsay ?
Les délires du ministre font peur mais en fin de compte, il a une vision. Il veut opposer la France à la décision américaine de partir en guerre sans l’aval de l’ONU, à la tactique du pitbull comme il dit. On peut rire de quelqu’un sans avoir de mépris. Ce qui compte en politique c’est ce qui est fait. Ce ne sont pas les extravagances. Avec le discours de l’ONU, il s’agissait de s’opposer aux néo-conservateurs qui partaient dans une guerre unilatérale qui a eu le don de réveiller le terrorisme.
Pourquoi quand on lui parle de l’OTAN, le ministre élude-t-il la question avec des poncifs chers aux sceptiques ?
On lui pose souvent cette question à de mauvais moments, quand il a d’autres idées en tête. Au fond de lui, il partage la conviction gaullienne qu’il faut se méfier de l’OTAN qui sert avant tout les intérêts américains.
Le film évoque un moment où la France se distingue avec panache, elle n’a pas tardé à sombrer dans les bourbiers libyen, syrien et malien…
Il y a eu longtemps une continuité quel que soit le ministre (Alain Juppé a été un des grands défenseurs de l’exception culturelle et il s’est battu contre Lord brittan. De Villepin l’aurait suivi et Hubert Vedrine également). Tout a changé avec Sarkozy/Kouchner essentiellement en ce qui concerne le rapprochement avec les USA. Et depuis, on continue. Il n’y a pas de rupture. De même que la rupture Obama/Bush est bien moindre dans ce domaine qu’on ne pouvait l’espérer.
Quel est votre point de vue sur la convention collective du cinéma ?
J’ai réalisé et produit des films difficiles à monter mais on n’a jamais payé personne en dessous du minimum syndical. Les économies, on les fait ailleurs : en préparant longuement les films, en trouvant des idées astucieuses. Je ne pense pas que le salaire des ouvriers et techniciens pèse autant que cela dans le coût des films. Ceci dit, il faut que la convention laisse des marges de souplesse pour ne pas tomber dans la rigidité du système américain qui bloque un tournage pour un repas chaud toutes les six heures.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Source : La Marseillaise 04/11/2013
Questions bonus sur la politique du cinéma
(non publiée)
Que pensez-vous des ponctions budgétaires opérées par le gouvernement sur le CNC ?
Les attaques contre le CNC sont pour la plupart scandaleuses et mal documentées. Elles ne voient pas que l’argent du CNC est générateur d’emplois, qu’on en a besoin pour lutter contre les délocalisations, pour poursuivre la numérisation (et le sauvetage du 35mm) du patrimoine français, source de revenus. On a l’impression que la main gauche de Jean-Jack Queyranne3 qui veut diminuer l’argent du CNC ignore ce que fait sa main droite qui finance de nombreux projets culturels dans sa région grâce à ce même CNC. On ne peut pas défendre l’exception culturelle et supprimer la culture. Cela les ministres des Finances socialistes ne semblent pas le comprendre.