Plusieurs intellectuels français ont fait le choix de l’extrême droite. Nous ne voulons pas dire qu’ils ont adhéré à ces partis, ce ne serait pas la vérité, mais nous avons comme vous constaté le fait qu’ils ont écrit dans des journaux, sur papier ou en ligne, relevant de ces courants de pensée, ou bien qu’ils ont accepté l’invitation de journalistes dont l’orientation politique va dans ce sens-là. Deux questions viennent immédiatement à l’esprit : la première, c’est pourquoi ces penseurs ont-ils fait ce choix, et la seconde porte sur l’évaluation des effets de leurs prestations.


 

Le terrain que nous définissons, celui de l’extrême droite, est relativement clair, si ce n’est que nous y adjoignons tout ce qui relève du populisme, qui pour nous est un enfumage intellectuel couramment utilisé pour brouiller les cartes en renvoyant à un thème toujours source de débats et à propos duquel de très nombreuses choses sont dites. À ce propos, l’historien Philippe Roger 1 avait écrit que le mot populisme « désigne un complexe d’idées, d’expériences et de pratiques qu’aucune typologie, si fouillée soit-elle, ne saurait épuiser ».

Pour nous, le cœur du populisme, son essence, n’est pas la critique des élites, mais en même temps qu’un repli sur l’identitaire et le nationalisme, c’est le rejet du pluralisme de l’offre politique (la représentation des différents courants d’expression socioculturels). Sauf que, « sans pluralisme politique, il n’y a pas de démocratie »2 . Les accusations de populisme portées à certains partis de gauche ou surtout d’extrême gauche, ne viseraient qu’à déprécier leurs arguments, qualifiés alors de simplistes et à permettre des rapprochements théoriques embrouillés, plus qu’hasardeux, car comme on le dit ici depuis le XIIIe siècle, comparaison n’est pas raison.

Pour l’extrême droite, l’« imaginaire national » permet, selon Benedict Anderson3, de définir un « fourre-tout » identitaire auquel sont rattachés les éléments les plus disparates du passé national, depuis les Celtes jusqu’à la République en passant par la monarchie et la Révolution, et ce « en dépit de nombreuses lacunes et contradictions »4.

Ces propos liminaires n’ont pour but que de définir le cadre de notre réflexion, chacun des thèmes évoqués pouvant en effet prétendre à de longs développements.

 

L’extrême droite connaît un succès important dans l’opinion

Quand on connaît son histoire, cela reste un fait surprenant. Si son idéologie est liée à des constructions racistes et xénophobes, elle a récupéré les outils conceptuels de l’anthropologie pour se prévaloir de l’altérité, tout en séparant stratégiquement les cultures. Selon Pierre-André Taguieff5 (1997), cette dimension fait que l’on se retrouve à présent devant un phénomène de « racisme implicite » qui « ne s’offre pas à la dénonciation facile sous la forme bien reconnaissable de conduites ou de thèses tombant sous le coup de la loi ».

Ces discours deviennent pour le coup impossibles à affronter sur la base de thèses racistes datant de plus d’un demi-siècle. Non seulement impossibles à affronter, mais aussi, pour un certain public, très séduisants. La porte est donc bien ouverte.

Dans le monde que nous vivons tous, nous affrontons des situations sociales difficiles. Des appétits insatiables épuisent nos ressources, naturelles et humaines, dans tous les pays du monde. Les réponses à donner sont inextricables à tous les niveaux, relevant d’une complexité tenant autant à la nature humaine qu’aux réalités économiques. Les partis politiques qui se sont succédé au pouvoir n’ont pas apporté de solution. Immigration, misère, insécurité, radicalisme, drogue, défaillance des services publics, etc. restent des problèmes très aigus. Les mobilisations restent faibles, la répression est très forte.

Si les institutions ont ainsi perdu beaucoup de leur crédit, si l’abstention électorale devient de plus en plus forte, on peut toujours lire, écouter, regarder, diffuser. Le bon format pour un mail ou une vidéo est dans la brièveté ; les informations données doivent choquer, surprendre. En ce sens, un cours donné au collège de France est disqualifié, malgré tout l’intérêt qu’il présente.

Pour les diffuseurs, quelle information pertinente donner en quelques minutes ? Comment répondre aux préoccupations du public ? Quelles stratégies de communication développer ? Pour les émissions de télévision, comment fidéliser ses spectateurs ? C’est dans ce contexte que les médias d’extrême droite ont prospéré : ils apportent, dans le discours, les solutions simples, attrayantes, qu’attend tout un public.

Les réponses aux questions du contenu, ainsi posées, vont de soi. Des émissions et des vidéos de très bas de gamme qui pourraient ne pas attirer notre attention si elles ne connaissaient un grand succès d’audience. Et c’est là que nous pouvons répondre très simplement à la première des questions que nous nous posions : pourquoi certains intellectuels ont-ils accepté de participer à telle ou telle publication ?

 

Tout simplement parce qu’elle est lue, vue, écoutée

Pour des penseurs souvent en perte de vitesse médiatique, en quête d’aura, cela reste une occasion à saisir de faire parler de soi, quand on sait à quel point il n’est pas simple d’occuper le devant de la scène lorsque pourtant on dit, publie des contenus scientifiques de haut vol. On se justifiera, on se rattrapera après, on expliquera, pensent-ils alors, mais on sera « passé » ainsi devant des milliers d’auditeurs, c’est ça la victoire. Certes, ce genre de compromission est parfois cher payée, mais pas toujours. Elle peut aussi rapporter gros.

La deuxième des questions que nous nous posions était celle de l’effet sur l’audience que pouvait avoir ce genre de prestations. Or là, deux types de public : celui qui connaissait le penseur et celui qui le découvrait. Parmi ceux qui le connaissaient, deux grandes tendances : ceux qui pensent qu’il a eu raison d’exposer là ses idées, et ceux qui ont estimé qu’il avait commis une grosse faute en venant sur ce terrain cautionner des gens qu’il n’aurait pas dû fréquenter.

Pour le public qui le découvre, nous ne savons rien, mais bien souvent, la mise en scène de ces représentations, sa légèreté, son côté aguicheur, nous laissent sceptiques quand à la réception et à la compréhension littérale du contenu. L’autre danger est pour le savant lui-même, risquant de se laisser aller, dans cet univers-là, à une façon de penser qu’il avait jusque là toujours écartée.

En guise de conclusion générale pour ce petit article sans grande ambition, nous adressons un plaidoyer à l’activité, à l’intérêt pour la chose publique, à l’échange avec l’autre, à l’ouverture d’esprit vers la complexité du monde. Il faut, pensons-nous, continuer, amplifier, diffuser le débat sur des supports bien choisis, et nous le répétons avec insistance car c’est très important, réellement dignes de le porter.

 

Thierry Arcaix

 


Illustration : Gérard Philipe et Michel Simon sur le tournage du film « La beauté du diable » de Renoir


 

Notes:

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Roger
  2. Rousselot F., 2018
  3. Historien surtout connu pour son ouvrage majeur Imagined communities. reflections on the origin and spread of nationalism, paru en 1983 (traduction française 1996, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte)
  4. Crépon S., 2012
  5. Philosophe, politologue et historien des idées, directeur de recherche au CNRS attaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
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Thierry Arcaix a d’abord été instituteur. Titulaire d’une maîtrise en sciences et techniques du patrimoine et d’un master 2 en sciences de l’information et de la communication, il est maintenant docteur en sociologie après avoir soutenu en 2012 une thèse portant sur le quartier de Figuerolles à Montpellier. Depuis 2005, il signe une chronique hebdomadaire consacrée au patrimoine dans le quotidien La Marseillaise et depuis 2020, il est aussi correspondant Midi Libre à Claret. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dans des genres très divers (histoire, sociologie, policier, conte pour enfants) et anime des conférences consacrées à l’histoire locale et à la sociologie.