Il y eut Jean Renoir dès les années 1930 avec Toni, puis Paul Carpita, Robert Guédiguian et d’autres moins connus venus « utiliser » les décors « naturels » de Martigues, de l’étang de Berre à la Méditerranée. De cette (longue) histoire est aussi née une terre de cinéma qui a accueilli le tournage de Vagabondes. Aujourd’hui, le remarquable film de Philippe Dajoux se prépare à traverser l’Atlantique.
Un film âpre, dur, tourné dans le Pays de Martigues1 mais sans le « pittoresque » qui colle si souvent à la Provence, une scène de violence « inaugurale », des vies fracassées (Josette dite « Jo » qui dort dans sa « caisse » sur le parking d’Intermarché), une jeune fille toxicomane sauvée du viol, les apparitions quasi-solaires d’Andréa Ferréol et Michel Jonasz, Sergi Lopez en vigile de supermarché, des trouées d’humour dans la noirceur des jours : c’est tout ça, Vagabondes de Philippe Dajoux qui vient d’être présenté à Martigues, sur un des lieux du tournage. Tous les jeudis, dans le cadre des propositions culturelles gratuites de l’été, les Rencontres du tout monde abordent des thèmes (l’hospitalité et d’autres) par l’intermédiaire de la photo, du cinéma, de la musique… Celle du rappeur Faf la Rage version DJ pour musiques de films, ce soir là. De Midnight Express de Giorgio Moroder à Ennio Morricone, disparu cet été. Faf la Rage et son compère compositeur Sébastien Damiani auxquels on doit justement la musique de Vagabondes.
Au départ, si on peut dire, ce devait être un simple générique de fin… « Je ne voulais pas trop de musique, je voulais qu’on entende les respirations, les émotions des personnages », explique le réalisateur. « Le film était inspirant, je l’ai pris dans la figure et forcément, j’avais des paroles qui commençaient à venir », répond Faf la Rage pour lequel « il faut que la musique vienne sublimer l’émotion et non pas récupérer le truc ». Contrairement à d’autres productions, Vagabondes n’avait nul besoin d’une musique qui vienne surligner les scènes. Sa force, portée par des comédiens et comédiennes convaincante-s (Pauline Bression, Aurélie Reinhorn, Marysole Fertard, Bryan Tresor) se suffisait à elle-même. Entre le personnage de « Jo », boule de rage, quasi illettrée et généreuse à sa manière et celui de Faustine qui transporte avec elle son carnet de dessins, traitée de « bourgeoise » par la première (moralité : on est toujours la « bourgeoise » de quelqu’un), le vagabondage n’a pas le même sens. Philippe Dajoux évite pourtant tout schématisme dans la description de leurs relations, complexes. Et tisse leur histoire avec celle des deux personnages incarnés par Marysole Fertard (la jeune fille sauvée d’un viol sur le parking d’une station essence) et Bryan Tresor. De Marwan Berreni, autre acteur du film, le réalisateur dit : « C’est son frère, artiste de la rue qui nous a inspiré Vagabondes. » Son frère, Bilal, disparu l’an dernier à Detroit.
Philippe Dajoux avait déjà tourné un précédent film Les collègues à Martigues, en 1998, dans un tout autre registre. « On avait déjà été merveilleusement reçus mais Vagabondes a marqué vraiment notre union avec Martigues. Ce film n’était pas possible mais il a été possible. J’encourage tous les jeunes, et les moins jeunes à avoir des rêves. Il y a trop de films, ce n’est pas possible d’avoir une exposition et pourtant on y est arrivés : au mois de janvier (2019), avec Marwan, on parlait du sujet et au mois de mai, on le tournait », précise le réalisateur. Après sa projection au festival d’Angoulême, « on va vagabonder avec ce film à travers le monde, c’est une promesse que j’avais faite à la première projection à Martigues », souligne Philippe Dajoux.
Le parking de l’Intermarché de Croix-Sainte (un quartier de Martigues) n’aura donc plus de secret pour les cinéphiles de New York ou de Los Angeles… En transformant des espaces a priori banals (un parking de supermarché, une station essence, comme le photographe Raymond Depardon avec ses espaces globalisés), en lieux névralgiques d’un film, Philippe Dajoux montre que le génie du cinéma, c’est aussi de nous faire désapprendre des lieux qui nous sont pourtant familiers, de brouiller les repères. Le réalisateur saisit le silo, vestige de l’époque des huileries et savonneries où les ouvriers déchargeaient les cargaisons au bord du chenal de Caronte qui relie l’étang de Berre à la Méditerranée. Lieu insolite, ce décor de friches industrielles a inspiré moult metteurs en scène, de la série télé Cain à Vagabondes…
Fragments d’un paysage cinématographique
Vagabondes fait partie d’une longue liste de tournages (120 l’an dernier, tous genres confondus, y compris séries télé, courts métrages, publicités) rendus possibles grâce à l’action menée par la filière du Pays de Martigues. « Ces tournages, c’est aussi énormément d’emplois et dans des métiers pas faciles parce que ce sont des métiers d’intermittents » précise Carine Plazy, responsable du service Cinéma, audiovisuel, animation du Pays de Martigues,
« nous sommes toujours à la recherche de figurants et de décors, ça peut être une maison qui paraît modeste ou une maison magnifique mais pour le regard d’un réalisateur tout est intéressant. On a la chance d’être sur un territoire avec une variété de décors, de paysages, on passe de la grande industrie avec des images hyper-graphiques à des décors du centre-ville de Martigues, des plages superbes. Je ne fais pas du cocorico mais c’est ce qu’on nous dit régulièrement ». Depuis la soirée de présentation du film, l’incendie monstre des 4 et 5 août a malheureusement ravagé certains de ses paysages…
Avec des acteurs privés ou publics, des studios de tournage (Provence Studios), une cinémathèque, un cinéma multiplex et une salle d’art et essai qui mène un important travail d’éducation à l’image, le paysage cinématographique local est assez complet. « La salle de cinéma, c’est aussi le lieu des rencontres, des débats. On y contribue pour que les spectatrices et les spectateurs puissent accéder à ces moments précieux d’échanges autour du cinéma. Par ailleurs, on accueille différents publics, notamment les jeunes à travers les dispositifs scolaires, près de 3000 élèves viennent tous les ans pour découvrir des œuvres contemporaines ou du patrimoine », indique Catherine Mallet, du cinéma Jean Renoir.
« Ces rencontres-là sont très importantes parce qu’elles viennent en regard de leurs pratiques et de leurs usages. On a des échanges passionnants. Depuis deux ans, les jeunes m’interrogent régulièrement à la fin d’un film en me disant : « est-ce que c’est vrai ? ». Ce sont des questions que je n’avais pas il y a dix ans, comme s’ils se demandaient quel est le statut de l’image qu’ils sont en train de voir par rapport à toutes les images qui sont autour d’eux. » La salle assure également « beaucoup d’ateliers artistiques avec des jeunes où ils sont dans des situations de réalisation, d’exercice, de tournage : c’est important de leur permettre cet accès-là et de le faire avec des intervenants professionnels. Nous sommes forcément dans la dynamique de ce territoire, de cette filière, on sent qu’on a peut être quelque chose à apporter, le grand écran est pour toutes les pratiques ».
D’un équipement d’une salle unique, le cinéma Jean Renoir passera (d’ici un an normalement) à un équipement de trois salles, transplanté dans le centre-ville de Martigues. « Un très beau projet », selon Catherine Mallet, qui permettra au Renoir de poursuivre son histoire dans la vaste histoire (souvent méconnue) du cinéma sur ce territoire qui n’a pas que le visage de l’industrie.
Morgan G.