De Madrid. Par Nicolás Pan-Montojo
La crise sanitaire révèle les effets néfastes de la privatisation du système de santé espagnol. Le Parti Populaire (PP) et l’extrême droite de Vox qui en sont à l’origine crient aujourd’hui au loup en critiquant le manque d’équipements et de personnel du système de santé de l’État. À Madrid, la pandémie met à l’épreuve la solidité d’un système de santé publique miné par les coupes budgétaires et les privatisations mises en place par la droite.
Après les coupes budgétaires, la tempête. Le système de santé publique espagnol ne s’était encore pas remis des compressions du grand crash de 2008 lorsqu’un gigantesque imprévu est arrivé sous la forme d’une crise pandémique mondiale. Aujourd’hui, le nouveau coronavirus provoque des débordements qui s’accumulent dans les hôpitaux et centres de santé, notamment dans la Communauté de Madrid qui a été à la fois le laboratoire du modèle de privatisation de la droite espagnole et la région la plus touchée par la propagation de la maladie. Les prévisions annoncent que la situation peut empirer et que de nouvelles coutures pourraient sauter dans les prochains jours et semaines. Mais, comment en est-on arrivé là ?
Le débat est très pertinent en ce moment : la droite du Parti Populaire (PP) et l’extrême droite de Vox sont en train d’utiliser la crise sanitaire et le nombre de morts comme arme politique contre le gouvernement. Les accusations de “menteurs” et même “d’assassins” sont déjà présentes dans les débats de l’Assemblée Nationale espagnole. Les mêmes responsables politiques qui ont favorisé l’affaiblissement de la santé publique par sa privatisation et qui ont proclamé maintes fois que la gestion privée était beaucoup plus « efficace » sont en train de critiquer le manque d’équipements et de personnel du système de santé de l’État. Ils exigent même que le gouvernement de coalition déploie de manière massive et immédiate les ressources et les installations qu’ils avaient eux-mêmes éliminées auparavant.
Il est important de rappeler qu’en Espagne le système de santé relève de la responsabilité des communautés autonomes, et que chacune dispose d’une grande liberté pour choisir différents modèles de gestion et les modalités d’investissements dans la santé. Cela a produit des disparités importantes au niveau de la santé entre les communautés et c’est surtout dans les régions à forte croissance et à population constamment renouvelée que la privatisation des services de santé a été la plus importante.
Mais il y a aussi une forte composante idéologique. Madrid et la Catalogne, deux des régions les plus riches d’Espagne, ont été gouvernées par la droite pendant les temps de l’austérité budgétaire imposée par l’Europe. Le PP gouverne depuis 1995 à Madrid et CiU, le parti nationaliste historique devenu indépendantiste sous l’égide de Carles Puigdemont, gouverne la Catalogne depuis 2010. Les deux droites, aussi antagonistes soient-elles aujourd’hui, partagent une idéologie commune qui situe les efforts privés au-dessus des publics considérés comme inefficaces et bureaucratiques. Par conséquent, ils se sont immédiatement mis au travail pour privatiser l’un des joyaux de la couronne du système public espagnol : la santé.
Déclin programmé de la santé publique
Il y a sans doute suffisamment de données qui illustrent le déclin de la santé publique alors même que le privé se développait. La crise du coronavirus est d’ailleurs apparue au moment où les soins de santé privés vivaient un boom d’activité. Le dernier rapport élaboré par la fondation patronale de la santé, l’Institut pour le Développement et l’Intégration de la Santé (IDIS), présente des chiffres d’affaires record pour le secteur : 6.405 millions d’euros, soit 3,7% de plus que l’année précédente. La croissance est aussi forte que constante ; en 2013, le chiffre d’affaires était de 5.481 millions d’euros. Le chiffre d’affaires basé sur le système « concertado » [semi-privé], des installations sanitaires privées financées par le budget public, était de 1.615 millions, soit 25,21% du total. Il a également augmenté tous les ans depuis 2013.
Tout cela se produit alors que les dépenses totales de santé publique, 68.483 millions en 2017, n’ont pas encore atteint les valeurs qu’ils avaient avant le début de la crise de 2008. Par conséquent, un phénomène similaire à celui qui se produit dans le domaine éducatif est achevé : le « concertado » s’est installé comme forme privilégiée par la droite, et les nouveaux hôpitaux privés financés avec le budget communautaire deviennent la nouvelle norme.
Le Fédération des associations de défense de la santé, une organisation à but non lucratif qui regroupe des professionnels de santé pour défendre un système public, produit chaque année une carte de la privatisation de la santé basée sur neuf variables. La dernière, présentée il y a un peu moins d’un an, a montré que Madrid, la Catalogne, les îles Baléares, les îles Canaries et le Pays basque sont les communautés les plus privatisées, même si la privatisation et le système « concertado » est un phénomène qui affecte toutes les communautés autonomes.
D’autres données du ministère de la Santé confirment ce drainage des ressources publiques au profit de la santé privée. Entre 2010 et 2017, le personnel des hôpitaux publics est passé de 471.661 à 476.128 personnes, soit une croissance de seulement 0,94%, plus basse que celle de la population. En revanche, dans les entreprises privées et concertadas, il est passé de 81.107 à 93.905 (+15,77%). Aussi, le pourcentage d’opérations réalisées dans des entreprises privées par rapport au total est passé, entre 2010 et 2017, de 28,6% à 31,1%.
Le problème madrilène
Ce processus de privatisation a été particulièrement saignant pour la population de Madrid, car sous la houlette des gouvernements successifs du PP depuis 1995, près de 3.000 lits d’hôpitaux ont été fermés (un sur cinq) et 3.200 travailleurs de la santé publique ont été licenciés. En même temps, ces gouvernements dilapidaient des millions à commander la construction de sept hôpitaux privés avec des fonds vautours et des entreprises impliquées dans le financement illégal du parti. En 2017, 60,35% des dépenses de santé dans la Communauté de Madrid sont allées à des entreprises privées.
Pire encore, selon l’enquête du juge Manuel García-Castellón, du Tribunal National, le PP de Madrid aurait usé des fonds pour la construction de ces sept hôpitaux tout en se finançant illégalement — à travers des commissions de 1% de la valeur de chaque contrat — pour une valeur d’au moins 1,88 million d’euros. Au total, Esperanza Aguirre, Présidente de la Communauté de Madrid de 2003 à 2012, aurait détourné jusqu’à trois millions d’euros de fonds publics alloués à la construction de ces nouveaux centres hospitaliers pour le besoin de ses campagnes électorales.
D’un point de vue économique, le solde de la gestion néolibérale de la Santé de Madrid par le PP a été tout aussi désastreux. Les dépassements de coûts cumulés des privatisations — comprenant les constructions réalisées et celles, contractuelles, prévues jusqu’en 2035 — s’élèvent à 3.483 millions d’euros. Dans ce dossier, le parti d’extrême gauche Podemos a déposé une plainte devant le procureur anticorruption pour d’éventuels délits de détournement de fonds, de prévarication, de fraude et de trafic d’influence.
Pas de remise en question pour la droite espagnole
Madrid est sans doute l’endroit où l’expérimentation des formules de privatisation du secteur de la santé ont été les plus intenses. Sur un total de 83 hôpitaux, 50 sont privés, selon les données du catalogue national. À cela, il faut ajouter au moins sept hôpitaux publics à gestion mixte.
Plus concrètement, le rapport de l’Observatoire de la santé de Madrid fait le bilan des dix années de privatisation des hôpitaux dans la Communauté de Madrid et ses conclusions ne sont pas du tout encourageantes. Le résultat de la privatisation a conduit à « une détérioration systématique des centres de gestion traditionnels, en particulier ceux les plus proches des nouveaux centres, et le transfert des patients vers les centres privatisés, tandis que rien n’indique une amélioration de la santé dans la région, malgré les énormes ressources financières allouées aux centres privatisés, comme en témoigne l’augmentation du nombre de citoyens sur la liste d’attente chirurgicale (de 27.672 en juin 2005 à 84.000 en septembre 2016) ».
Malgré les données et l’importance que la santé publique a acquis avec la crise du coronavirus, la droite espagnole ne semble pas prête à changer rapidement d’avis sur la privatisation. Très récemment, le président du Parti Populaire, Pablo Casado, a évité d’engager des investissements dans la santé publique dans le cas où sa formation politique parviendrait au gouvernement dans les années à venir. Dans une interview sur Telecinco, où il a été expressément demandé si le PP tiendrait cet engagement en cas d’arrivée à la Moncloa (1), Casado n’a pas été en mesure de fournir une réponse concrète et s’est limité à déclarer que « le secteur public est financé avec les impôts du secteur privé ».
En fait, toute la droite semble déterminée à présenter les investissements privés dans les soins de santé comme plus efficients et efficaces. Dommage que le coronavirus ait démontré que ses approches étaient fausses.
(1) Le palais de la Moncloa, située à Madrid, est la résidence d’État officielle du président du gouvernement.