Le prolongement du confinement nous conduit à la recherche de responsables ; à nous de résister à la tentation du bouc émissaire. En la matière, le pouvoir politique est du reste bien rodé au processus de réconciliation collective fondé sur la transposition, l’exclusion et la substitution.
On peut l’observer actuellement dans la tentative du gouvernement de déconstruire les formes étatiques de gouvernance démocratique pour y substituer l’ordre d’un pays en guerre contre le virus. Les organes du pouvoir escomptent ainsi rassembler autour de l’unité nationale, seul remède susceptible de restituer le leadership que leur conteste la majorité de la population. Pour ce faire, le gouvernement doit venir à bout des diverses situations de dispersion au sein même de la sphère politique.
Dans son film L’Exercice de l’État, le réalisateur Pierre Schoeller a brillamment cerné comment l’État dévore ceux qui le servent. Il en va de même des mécanismes opérant au sein des partis politiques où le fonctionnement oligarchique s’organise par la domination politique et sociale. Cette question de l’homogénéité et de l’imposition de l’ordre est directement liée à la verticalité de l’État.
L’aspect positif de la période que nous traversons est que tout le monde s’accorde sur la nécessité vitale de bâtir un nouveau modèle de société. Une volonté partagée par bon nombre d’élus locaux, car accepter la démocratie moderne telle qu’elle se présente jusqu’à présent, c’est accepter le système des partis et leur fonctionnement ou être rayé du champ politique. Mais rester dans une logique politicienne totalement déconnectée de la vie courante c’est prendre le risque de s’aliéner durablement le suffrage de la majorité des électeurs. Le premier tour des élections municipales, aujourd’hui au milieu du gué, en a donné de multiples illustrations. Beaucoup de Français restent cependant sceptiques sur les moyens de parvenir à une plus juste redistribution du pouvoir.
Dans le sillage de la répression d’État des soulèvements populaires de 2019, les cassandres prédisent un avenir noir à toute mobilisation. Cependant, s’ils n’ont pas été à la hauteur des attentes, ces mouvements sociaux ne se sont pas soldés par des échecs. Ils ont fait mûrir les consciences. Et la gestion politique ubuesque du coronavirus pourrait bien faire tomber le fruit véreux. L’attitude péremptoire du gouvernement n’a d’égale que sa fragilité. Produire un changement par le haut de la pyramide apparaît comme une alternative à une révolution de rue pour modifier les orientations constitutionnelles. Cela suppose de passer par les circuits des partis de masses et par les rouages de l’État qui sont truffés de disjoncteurs. Des préfets au Premier Ministre, les fusibles sont nombreux et le chef de l’État conserve toute latitude à couper les branches mortes, en se désolidarisant publiquement des hommes à qui il a confié la mise en œuvre de ses décisions. On peut concevoir que la fidélité tienne lieu de charpente au corps politique* mais quand le chef trahit le sens de la République partagé par tous les Français, c’est au courage politique qu’il faut désormais faire appel.
Vers un nouvel acte de la décentralisation
Le pouvoir décentralisé apparaît comme une autre possibilité de dispersion à laquelle est confronté le chef de l’État. Sous cet angle, force est de constater qu’après le premier tour des élections municipales, le parti présidentiel se retrouve dans une position très délicate. À la fois contesté par la droite et la gauche qu’il a tenté toutes deux de fracturer, il se retrouve pris au piège de ses propres contradictions. Plutôt que de définir un cadre clair du calendrier électoral qui prenne en compte les élections municipales, départementales et régionales, en concertation avec les différentes forces politiques du pays afin de consolider la solidarité nationale, Emmanuel Macron se saisit de la pandémie comme d’une aubaine politique. Il maintient les élections municipales en suspens et, par la même, les scrutins suivants, ce qui bloque politiquement la dynamique des collectivités territoriales par ailleurs appelées à la rescousse pour faire face à la crise sociale et économique majeure qui pointe à l’horizon. L’homme politique nouveau qu’il a incarné un temps aux yeux des Français est devenu le président de l’ambiguïté, de l’insécurité sociale et du délitement du pays.
[irp posts= »14460″ name= »L’insécurité sociale et physique fait monter la pression »]La crise sanitaire joue enfin comme un révélateur des contradictions entre le discours et la pratique des opérateurs néolibéraux qui actionnent les manettes de l’État. En ces temps de crise, les fonctions clés du gouvernement qui ont été abandonnées en matière de santé publique et d’éducation nationale notamment sont rapidement comblées par les pratiques régulatrices d’une multitude d’acteurs émanant de la société civile comme des collectivités, de la masse de citoyens anonymes solidaires, jusqu’aux initiatives des collectivités locales en passant par les PME régionales, les collectifs et le tissu associatif. Ces institutions, entreprises, coopératives et organisations qui se substituent utilement aux affaires de gouvernement tracent, ce faisant, les contours de leur propre pouvoir. Elles construisent une nouvelle géographie, un système dans lequel la vie nationale trouve son fondement et son mode d’existence aux marges des marchés et de l’État. Le mode de gouvernance y est souvent plus horizontal.
D’évidence, la crise sanitaire mondiale et ses suites doivent moins au pangolin chinois qu’aux conséquences environnementales de la globalisation néolibérale. En France, la victoire inattendue d’Emmanuel Macron comme son maintien à la tête de l’État dépendent de relations et de forces externes, elles-mêmes à l’origine de l’effondrement actuel. À l’heure où Bercy et Bruxelles planchent pour faire face aux conséquences économiques de la crise, dans l’étroite optique de maintenir le système, l’enjeu politique national se joue, lui, dans une nouvelle conception de la décentralisation permettant de maintenir intacte l’autonomie et de développer le savoir-faire des acteurs citoyens qui fondent l’avenir de notre démocratie.
Jean-Marie Dinh
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