Habituellement le client a toujours raison, on le sait bien parce qu’habituellement ce sont nous les clients. On y passe tous un jour à la caisse. Le chariot plein et la tête vide, impatient, incrédule, moqueur, serviable, compatissant, infect… sommes nous vraiment nous-même dans cette peau de client ? La réponse à cette question se trouve peut-être dans le petit journal de Natalia, une étudiante montpelliéraine qui travaille comme caissière pour joindre les deux bouts.
On voit souvent les caissières comme des voleuses mais ce sont surtout des témoins. Le feuilleton commence le 18 mars 2020, 24h après que la France ait adopté les mesures de confinement pour lutter contre le Covid-19. On aimerait bien vous le dire, mais à l’heure qu’il est, on ne sait pas trop quand il va se terminer ce feuilleton.
Jeudi 20 mars 2020
Je me suis apprêtée comme si j’allais sortir me promener dans la rue, et je suis allée m’installer sur le toit-terrasse. Le confinement va durer beaucoup plus longtemps que prévu. Je compte sur deux mois. Huit semaines, comme des vacances d’été.
Je me dis que quand la fin du confinement sera annoncée je sortirai danser sur le toit-terrasse avec ma colocataire. Il fera nuit, tout le monde sera en train de boire et de fumer et de hurler et d’applaudir depuis sa fenêtre.
Ma collègue m’a confié que le chiffre d’affaires du magasin ce lundi avait été d’environ treize mille euros, soit trois fois supérieur à celui d’une journée habituelle. Le matin, en quatre heures, six mille euros sont passés entre nos mains sous forme de boîtes de conserve et de paquets de pâtes. Ce qui suffit sans peine à expliquer l’état de dévastation du magasin le lendemain.
J’oscille entre l’envie d’arracher la tête à notre adorable vieillard de voisin et celle de lui faire ses courses pour le maintenir en vie. Le malheureux écoute la chaîne principale en continu et des volutes d’informations virales étouffent obstinément l’air déjà irrespirable de notre appartement.
Le contrecoup passe progressivement et je commence à avoir envie de poursuivre mes projets interrompus.
Quelques pigeons me tiennent compagnie en picorant des miettes de pain. Le voisin coiffeur ne va pas être content, ils risquent fort d’aller se soulager sur sa terrasse une fois rassasiés.
Je crois qu’une fois le confinement achevé je serai très probablement prise d’une frénésie de rattraper le temps perdu.
J’appelle ma mère. Elle a une terrible voix toute enrouée mais elle dit que sa fièvre a baissé et qu’elle n’a plus mal à la poitrine. Elle a demandé à faire un test. Elle explique que si le test est positif une fois guérie elle sera immunisée et elle pourra aider les autres malades.
Obsessivement inquiète en temps de paix, une épidémie mortelle la transforme en wonderwoman exceptionnellement généreuse, optimiste, efficace et rassurante.
Des complications peuvent survenir au septième jour de la maladie. Ma mère n’y croit pas, et d’ailleurs de toutes manières elle continue à travailler chez elle comme si elle n’était pas malade. Elle a déjà écrit un paragraphe aujourd’hui et elle compte bien poursuivre tout à l’heure. Elle dit que le travail la distrait.
La terrasse est bizarrement parsemée de confettis et d’ossements de poulets. Hier soir aussi ma colocataire a explosé entre ses jambes un pot de sauce tomate pas tout à fait vide. Ça a giclé sur ses chaussettes et sur le sol dans un tintement sanglant de brisures rouge vif.
Je suis allée pisser et sur le retour du toit j’ai trempé mon doigt dans le pot de miel, en enfant trop gourmande, avide de rayons sucrés.
L’immeuble a englouti les dernières lueurs de soleil. Tout noir et ébouriffé avec sa queue nouée, Loulou que j’appelle Pompon parce que je trouve ça nettement plus seyant m’a tenu compagnie pendant ses derniers soubresauts.
On dit que les plages ont fermé. Je veux me verrouiller à triple tour encore plus fort pour ne pas voir ma ville d’eau lunaire arrachée à ses ballottements d’infini.
J’ai tout le temps froid, je me colle au radiateur brûlant.
Les malades, l’hôpital, les morts, les crématoriums débordants et débordés. C’est une face du monde qui retentit sans relâche à nos oreilles mais sur laquelle je n’arrive à fixer aucune image, aucune réalité. C’est insaisissable comme la mort en soi.
Le monde a été découpé. Il y a la planète des enfermés, et de l’autre côté l’invisible déversement de corps dont on sait seulement qu’il existe.
Les malades sont partout.
Il n’y a plus d’extérieur. On ne peut rien voir.
À moi il me reste malgré tout le magasin. J’y bénéficie d’un angle de vue imprenable sur l’état général de la troupe des enfermés.
L’appartement est toujours sens dessus dessous. Y être enfermée ne m’aide pas à trouver la force de ranger. Je me demande comment le monde tournera quand ceux qui travaillent encore tomberont malades. Les clients du magasin ont intérêt à déguster dignement leurs derniers brocolis.
Ma mère se fout ouvertement de la gueule de Macron qui déclare la guerre à ce qui file entre les doigts et elle prétend que je vais au front quand je vais vendre des légumes.
Natalia