En janvier dernier, près de 200 organisations issues de 16 pays européens, lançaient une pétition pour demander aux dirigeants de l’UE, de mettre fin au système de « justice d’exception » bénéficiant aux entreprises multinationales, et d’introduire des régulations contraignantes pour qu’elles respectent les droits humains et l’environnement.
À la veille de deux réunions déterminantes, prévues mi-octobre entre députés européens – l’une à Genève, l’autre à Vienne – une délégation représentative de ces organisations citoyennes sera présente pour tenter de défendre les droits humains face aux diktats des multinationales. Elle exige un traité dans ce sens, pétition de plus de 600 000 signatures, à l’appui.
Il y a 10 ans, le 18 septembre 2009, un tribunal d’arbitrage contraignait le Mexique à verser 77,3 millions de dollars à Cargill, géant américain de l’agroalimentaire. Le gouvernement mexicain qui avait mis en place une taxe sur le sirop de maïs riche en fructose afin de lutter contre l’obésité dans son pays, devenait pourtant « coupable » de protéger ses citoyens, selon Cargill!
Idem, le 24 avril 2013, le Rana Plaza à Savar au Bangladesh, immeuble qui abritait des ateliers de confections textiles pour la haute couture, s’effondrait subitement entraînant un véritable cimetière humain à ciel ouvert. Six ans après cette tragédie qui a causé la mort de 1 138 ouvrières, aucune des multinationales impliquées dans cette catastrophe n’a pourtant été inquiétée par la justice.
1138 décès lors de la tragédie de l’effondrement du Rana Plaza à Savar au BangladeshC’est en relatant ces drames parmi tant d’autres, que Swann Bommier, chargé de plaidoyer la régulation des entreprises multinationales pour le compte du CCFD-Terres solidaires (Comité Catholique contre la faim et pour le développement, anciennement CCFD), évoque le sujet durant notre interview qui précède une de ses conférences publique qui a lieu jeudi 3 octobre 2019 à Aix-en-Provence (20h30, salle Voltaire).
Histoire de l’ISDS depuis 1965
Remontant à 1965, Swann Bommier rappelle le contexte de décolonisation dans lequel ce « système » est né, avant tout dans un but de protéger les intérêts d’entreprises qui investissent. Un système pensé d’abord dans une même logique « Nord-Sud » comme un sournois enracinement d’occupation purement financière : « L’arbitrage investisseur-Etat (ou ISDS en anglais pour Investor-State Dispute Settlement) mis en place en 1965 à l’initiative de la Banque mondiale, est aujourd’hui présent dans plus de 3400 accords internationaux, dont plus de 1400 conclus par des États membres de l’Union européenne, y compris parfois entre eux (196). Ce système qui permet aux investisseurs d’attaquer en justice des Etats par l’intermédiaire d’une justice parallèle, ne cesse de croître et a déjà généré plus de 900 plaintes « .
Peu connu au départ, ce « crédit » servi aux multinationales s’est propagé à très grande échelle par la suite, entraînant des recours insensés et des sommes faramineuses qui ont atteint durant ces 25 dernières années, le versement de plus de 88 milliards de dollars aux grandes enseignes, comme le cas du Mexique notamment, l’illustre. Le tout, en toute impunité et au détriment même de la démocratie et des peuples.
Swann Bommier précise :
Le recours au tribunal d’arbitrage, une artillerie lourde
Parmi tant d’autres exemples, Philipp Morris a attaqué l’Uruguay et l’Australie sur la base de lois portant sur l’introduction du paquet neutre de cigarettes dans ces deux Etats. Même si l’entreprise n’a finalement pas obtenu gain de cause, ces plaintes ont eu pour effet de dissuader ou de retarder des législations similaires dans d’autres pays.
Alors que les pays du sud sont les principaux impactés par ces juridictions dangereuses, voire meurtrières, les Etats « ont été condamnés ou ont consenti « à payer 51,2 milliards de dollars d’amendes au profit des investisseurs sur la base d’un seul traité d’investissement : le traité sur la Charte de l’énergie. Et l’Europe dont la France, ne sont pas épargnés.
Pour Swann Bommier : « Les plaintes ou parfois les seules menaces de plainte minent les efforts des transition écologique de pays comme l’Espagne ou la France. En 2017, l’entreprise Vermilion a ainsi menacé la France de poursuites au moment de l’examen de la loi Hulot sur les hydrocarbures, et obtenu gain de cause puisque le gouvernement a retiré la mesure incriminée « . Idem en Allemagne où l’état est attaqué par la société Vattenfall suite aux nouvelles règles environnementales imposées par la ville de Hambourg sur sa centrale à charbon. Le plaidoyer explique : « Au terme de tractations secrètes, la ville a accepté de revoir ses exigences à la baisse. Dans une autre affaire, Vattenfall réclame désormais 4,7 milliards d’euros à l’Allemagne suite à son choix de sortir du nucléaire après la catastrophe de Fukushima « .
Une longue liste dans laquelle on trouve l’entreprise Texaco. « De 1964 à 1992, Texaco, acquise par Chevron en 2001, a extrait du pétrole en Amazonie équatorienne et a provoqué l’une des plus grandes catastrophes environnementales au monde. Après 25 ans de procès devant plusieurs tribunaux nationaux et internationaux, les communautés autochtones et paysannes n’ont toujours pas obtenu justice, et ce en dépit du fait que les tribunaux équatoriens ont condamné Chevron à payer 9,5 milliards de dollars de réparations en 2011. Ce jugement a été reconnu et confirmé par la Cour suprême de l’Equateur en 2013, puis par la Cour constitutionnelle équatorienne en 2018. Cependant, Chevron a entamé plusieurs procédures d’arbitrage contre le gouvernement équatorien dans les années 2000. En août 2016, la compagnie a reçu une première compensation de 96 millions de dollars. Et en août 2018, des arbitres ont ordonné au gouvernement équatorien de verser de nouvelles compensations à Chevron, dont le montant reste à fixer, et surtout d’empêcher l’exécution du jugement de 2011 en faveur des communautés locales toujours lourdement affectées par la pollution « .
En Roumanie également où « depuis plus de 16 ans, les habitant.e.s de la ville de Roşia Montană se sont opposés à un projet d’implantation d’une mine d’or qui aurait détruit les habitations et l’environnement alentour. La mobilisation citoyenne « Save Roşia Montană! » est parvenue à stopper le projet. Pourtant, l’entreprise canadienne Gabriel Resources a eu recours à un tribunal d’arbitrage et demande à la Roumanie de payer 4,7 milliards de dollars en dommages, soit l’équivalent de la moitié du budget annuel du ministère de la santé du pays « .
Ou encore en Inde où « en 2007, Vodafone achète une entreprise de téléphonie mobile sans payer aucune taxe sur cette transaction de 11 milliards de dollars, grâce à ses filiales situées dans les paradis fiscaux. Lorsque le fisc indien a demandé à Vodafone de s’acquitter des taxes dues, l’entreprise a déposé un recours en arbitrage « .
Sans parler du cas bien plus médiatisé de Monsanto, qui continue de sévir sous l’enseigne Bayer, malgré ses scandales sanitaires ou encore de Shell dont les fuites de pipeline ont provoqué une pollution sans précédent au Niger où 40 000 plaintes de victimes ont été déboutées.
Le devoir de vigilance en France, unique au monde
De nombreux pays comme l’Afrique du sud, les Etats-Unis et même le Canada ont supprimé les fameuses clauses de tribunal d’arbitrage.
L’Union Européenne, elle, est demeurée frileuse jusqu’au 27 mars 2017, date à laquelle la France a promulgué une « loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre « , dite « loi sur le devoir de vigilance « . Cette loi marque une étape historique dans la protection des droits humains et de l’environnement en imposant aux entreprises françaises, une obligation de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement pouvant résulter de leurs activités, celles de leurs filiales, fournisseurs et des sous-traitants de par le monde.
Mais, malgré cette loi importante et unique au monde, force est de constater que le Conseil Constitutionnel vidait de sa substance la loi Hulot, pour mieux répondre aux diktats des industriels.
Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales
C’est donc sur l’application stricto-sensu du devoir de vigilance, qui influence cependant d’autres pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore la Finlande, que les 200 organisations dont le CCFD et Attac, entendent mobiliser le plus largement.
« Il faut maintenant veiller à ce que cette loi soit appliquée comme il se doit « , poursuit Swann Bommier « 2019 est pour cela une année cruciale, puisque les premières actions devant les tribunaux français au nom de cette loi sont désormais possibles « .
Avec le lancement de la campagne « Stop Impunité ! Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales « les organisations de défense des droits humains appellent les citoyens à « reprendre le pouvoir « . Et Swann Bommier d’ajouter : » Cette campagne de mobilisation demande une refonte de l’ordre juridique international relatif au commerce, à l’investissement et au respect des droits humains et de l’environnement par les multinationales. En France, 46 associations, syndicats et mouvements sociaux ont rejoint le mouvement (ATTAC, Amis de la Terre, CGT, Emmaüs International, Fondation Nicolas Hulot, Greenpeace, Institut Veblen, Max Havelaar, Notre affaire à tous, Secours catholique, Sherpa, etc.) « .
Parallèlement, de nombreuses institutions européennes dont le Parlement européen, plaident également pour l’adoption d’une directive européenne relative au devoir de vigilance qui s’inspirerait de la loi française. Le vice-président à la Commission européenne Frans Timmermans s’est d’ailleurs exprimé dans ce sens, lors d’une conférence publique le 30 octobre 2018, affirmant : » Nous avons besoin de réglementations applicables. Si nous ne les obtenons pas au niveau global, l’Europe doit être leader « .
Ceta-Tafta, une réforme « cosmétique » de l’ISDS qui menace lourdement
Mais, si la France a impulsé l’exemple avec le devoir de vigilance, elle a paradoxalement participé activement à la re-légitimation de l’arbitrage d’investissement via le CETA que l’assemblée nationale a ratifié et elle continue de promouvoir activement la politique de l’Union européenne dans ce domaine.
Pour Swann Bommier : » Malgré cette vague sans précédent de mobilisation, l’Union européenne promeut l’insertion d’un tel mécanisme dans un grand nombre d’accords en préparation (Canada, Japon, Singapour, Vietnam, etc.). Elle oeuvre également en faveur d’un projet de Cour multilatérale d’investissement (MIC, pour Multilateral Investment Court, en anglais) pour re-légitimer l’arbitrage et étendre encore davantage les droits exorbitants accordés aux investisseurs « .
Des propositions plus humaines
Révoquer les clauses d’arbitrage entre investisseurs et Etats dans les traités existants ou en cours de négociation, appuyer les négociations et la ratification d’un traité onusien, adopter une directive européenne du devoir de vigilance, sont autant de points cruciaux que souhaitent voir à l’ordre du jour de la prochaine rencontre à Genève, les organisations de défense des peuples.
En effet, alors qu’aux Nations Unies, des négociations intergouvernementales pour l’élaboration d’un traité international contraignant, relatif aux multinationales et aux droits humains, ont lieu chaque année depuis 2015, une étape décisive a été franchie en juillet 2018, avec la publication par la présidence équatorienne du groupe de travail d’une première version de ce traité.
Le groupe de travail intergouvernemental se réunira à nouveau à Genève du 14 au 18 octobre 2019 pour la cinquième session de négociation, à laquelle seront présents les représentants des organisations de défense des droits humains, qui avaient également été présents à la quatrième cession il y a un an.
Swann Bommier soumet : » Si l’Union européenne et divers États membres de l’OCDE multiplient les stratégies de diversion et ne comptent pas participer à cette nouvelle session de négociation, 245 parlementaires français ont demandé dans une lettre ouverte adressée au président de la République, Emmanuel Macron, de » s’engager en faveur d’une proposition de traité et de prendre le leadership de ce combat au sein de la communauté européenne « .
Cette première demande a été vraisemblablement entendue par le Gouvernement qui a, par la voix du ministre des Affaires étrangères et de l’Europe, Jean-Yves Le Drian, assuré la représentation nationale du soutien de la France à ce processus.
Mais, comme une promesse n’est jamais qu’une promesse, Swann Bommier souligne encore : » Ces engagements en faveur du traité ONU et les évolutions constatées en Europe pour des législations nationales et une directive européenne sur le devoir de vigilance sont les bienvenus et doivent être appuyés. Ils ne doivent cependant pas occulter les incohérences de la politique française et européenne en matière d’arbitrage ISDS « .
Et Swann Bommier de conclure avec la même énergie d’un combat vital, en invitant le plus grand nombre de citoyens à participer à la conférence publique jeudi 3 octobre à Aix. Une possibilité pour tou.te.s de comprendre les enjeux et conséquences désastreuses qui menacent chaque état et chaque citoyen, notamment si le devoir de vigilance et sa mise en oeuvre dans les commissions et processus parlementaires pertinents, n’étaient mis en œuvre pour protéger avant tout les droits humains face aux pleins pouvoirs accordés aux multinationales.
H.B
- Présentation de la campagne de mobilisation sur la régulation des multinationales « Stop-Impunité », jeudi 3 octobre à 20h30, salle Voltaire (bas de la place des Cardeurs) par Swann Bommier (CCFD-Terres solidaires) et Raphaël Pradeau (Attac). Entrée libre.
- Pétition : www.stop-impunite.fr
- Voir aussi : Onu : Mondialiser les droits humains au travail