L’histoire de l’Algérie des XIXeme et XXème siècles

Pour l’inauguration officielle de la saison 2019 de Regards sur le Cinéma Algérien, Daho Djerbal, maître de conférence à l’Université d’Alger et  animateur infatigable de la revue indépendante Naqd, a accepté de proposer une analyse de la citoyenneté en Algérie en se plaçant du point de vue de ce que les historiens appellent « le temps long ». Le XIXème et le XXème siècles considérés comme une chronologie pertinente pour saisir les permanences et les évolutions. Dans ce premier article, il est question des premières années du XXIème siècle. Celles ci permettent de porter un nouveau regard sur ce que le conférencier avait initialement appelé « La quête du droit citoyen dans l’Algérie contemporaine- Du colonial au post-colonial » Le titre précisé est plus incisif : « De la sujétion coloniale à l’assujettissement à l’autorité despotique » mais reprend l’idée de cette « quête du droit citoyen » qui semble si évidente en ce mois d’avril 20191.

 

Propos introductif

De la sujétion coloniale à l’assujettissement à l’autorité despotique. La quête du droit citoyen dans l’Algérie contemporaine

Dans le discours sur « l’invention de la démocratie » constitutionnelle occidentale apparaît clairement un ensemble d’où émergent les notions capitales (sinon cardinales) de l’Etat (pouvoirs publics), de la Nation (ensemble des individus adultes perdant leur statut de sujet pour devenir des acteurs politiques) et de la Société qui, dans son évolution, tente de déboucher sur un compromis instable entre souveraineté nationale et autorité despotique, droit divin et libéralisme aristocratique ou encore entre libéralisme et césarisme. En Algérie, l’Etat colonial est d’abord administration civile et militaire. La nation est niée dans son existence et bloquée dans son processus historique de constitution par la tentative de lui substituer une autre acception de ses éléments constitutifs et de son historicité (« Nos ancêtres les Gaulois… etc. »). La société est ravagée par la misère et ségréguée dans sa vie quotidienne.

Si, dans l’évolution des sociétés occidentales naît et s’affirme un espace politique national, une acculturation des pratiques politiques dans la masse (politisation des masses) et une substitution progressive de la violence par le bulletin de vote (les vaincus acceptent le verdict des urnes), dans l’Algérie coloniale, ce sont les vainqueurs qui refusent le verdict des urnes. Si, durant tout le XIXe siècle comme pendant une partie du XXe siècle apparaissent en France les prémices puis les fruits mûrs d’une République parlementaire avec sa culture républicaine, son espace public et ses citoyens, en Algérie s’installe une République à deux vitesses avec des citoyens de plein droit et des populations assujetties.

Si, finissent par s’instaurer la force et la prégnance de l’Etat garant de l’intérêt général avec ses fonctionnaires républicains, ses instituteurs et son armée. Si encore, dans la société civile, le magistère religieux est remplacé par le magistère laïc ; si naissent enfin et prolifèrent les réunions publiques, la presse plurielle et que l’élection concurrentielle prend la place de l’élection non concurrentielle. En Algérie coloniale, l’intérêt général épouse étroitement les intérêts des grands colons et de la population européenne. Même le magistère religieux catholique s’inscrit dans le couple indissociable du sabre et du goupillon. L’élection est pervertie et vidée de son sens par les manipulations systématiques de l’administration. La presse est muselée et n’exprime qu’une partie de l’opinion.

Pour pouvoir briser cette logique d’exclusion le mouvement nationaliste indépendantiste a choisi la voie insurrectionnelle. Mais le passage à la lutte armée a laissé pendantes toutes les questions mises en débat par les élites politiques.

Quelle voie ? Quels objectifs définir en priorité ? Quelle force d’organisation et quel type de direction adopter ? Avec quelles forces s’allier ? Parti, mouvement ou Front des forces nationales, quel était le centre d’expression le plus apte à contenir le projet et le plus apte à lui sauvegarder son caractère révolutionnaire ? Que dire alors des processus de constitutionnalisation du droit des citoyens dans l’histoire contemporaine l’Algérie ? Quels sont les rapports entretenus par le système colonial et par la société colonisée elle-même entre l’intérêt privé et l’intérêt général, la chose privée et la chose publique ? Comment la société post-coloniale enfin libérée négocie-t-elle sa relation au Droit et son passage de l’individu collectif à l’individu singulier, de l’espace communautaire à l’espace public ? La prégnance des héritages historiques (permanence des solidarités communautaires, primat de la force sur le Droit, du militaire sur le civil) ne pèse-t-elle pas dans les avortements successifs des tentatives d’instaurer un rapport désormais démocratique au droit constitutionnel ?

C’est dans le processus de cette évolution que nous inscrivons notre propos.

 

I. LA QUESTION DE LA CITOYENNETE EN ALGERIE COLONIALE

La condition juridique des Algériens sous le régime colonial

Voyage de Napoléon III en 1865 – Constantine

Le code de l’indigénat

La condition juridique des Algériens était définie durant une grande partie de la présence coloniale en Algérie par le Senatus-Consulte du 14 juillet

Du fait de ce texte, les Algériens, qu’ils fussent musulmans ou d’autres confessions (israélites par exemple), étaient considérés comme des sujets de la France  ; en fait, des citoyens diminués au regard du droit français (cives minuto jure). Cela signifiait l’absence de tout droit ou liberté garantis par la constitution française à l’homme et au citoyen. L’Algérien ne disposait que de facultés révocables, il était privé de libertés et subissait, pour tout ce qui touchait à son existence, des restrictions permanentes imposées par l’administration coloniale. Il en allait jusqu’à son identité en tant qu’Algérien qui lui était refusée puisque, depuis cette époque et jusqu’à l’indépendance du pays en 1962, il lui fut dénié le droit de se réclamer de l’algérianité ; on lui attribuait systématiquement le qualificatif d’indigène affublé d’épithètes ou d’attributs tels que musulman.
Si, pour les israélites, les choses ont fini par changer avec le décret Crémieux (24 octobre 1870) qui leur donne d’office la nationalité (par naturalisation) et donc l’accès la citoyenneté française, pour les Algériens musulmans, c’est le régime spécial dit de l’indigénat qui se poursuit.

Le régime répressif

Par ces dispositions particulières réservées aux seuls Algériens, le droit d’arrêter, de juger et de condamner est conféré à la même autorité qu’elle fut administrative civile ou militaire, c’est à dire au pouvoir exécutif seul. Ainsi, pour des motifs généralement politiques, plus que judiciaires ou juridiques, des peines visant des personnes comme des collectivités ou des communautés pouvaient être prononcées et mises à exécution par des autorités extrajudiciaires.

Pour ce qui est des peines, l’emprisonnement, considéré par certains comme insuffisamment dissuasif, pouvait être remplacé par des travaux forcés dans les plantations européennes, dans les chantiers de reboisements ou par l’entretien des routes et des barrages. Les « contrevenants » s’exposaient en outre au séquestre des biens ou à l’amende collective. Cette dernière était généralement décrétée en cas d’incendie de forêts ou d’insurrection. Le séquestre individuel ou collectif était prononcé en cas d’hostilité contre les Français, les agents de l’administration ou contre les tribus soumises à la France ; il pouvait même être prononcé sous le prétexte d’abandon de cultures, de propriété ou de territoire… Par simple décision du gouverneur, un Algérien pouvait être interné, envoyé en Corse ou à Cayenne dans un pénitencier, ou assigné à résidence dans un douar ou localité loin de sa tribu. Des cours criminelles spéciales sont créées à cet effet en 1902 dans les tribunaux de chefs-lieux de cantons. Pour compléter ce train de mesures discriminatoires et iniques au regard du droit français, d’autres dispositions sont prises quant à l’exclusion des Algériens du droit à l’égalité face à l’emploi.

Le droit à l’égalité d’accès aux fonctions ne vaut que pour les citoyens français ; seuls des emplois subalternes, en nombre réduit par ailleurs, sont ouverts aux Algériens. Aucun poste de direction ne leur est permis. Dans l’enseignement, le droit d’accès au savoir est limité par une série de mesures qui interdisent aux écoles coraniques enseignant la langue arabe d’ouvrir aux heures où fonctionnent les écoles françaises. Ainsi, pour apprendre quelques rudiments de leur propre langue, les jeunes algériens sont astreints à rejoindre leur école traditionnelle avant 8 heures du matin ou après 16 heures. Les écoles françaises ne restent pas pour autant ouvertes à tous puisqu’en 1920-1921, on pouvait compter 42 900 écoliers algériens pour 112 000 européens. Cette situation n’a guère connu d’amélioration tout au long de la première moitié du 20e siècle puisque, à la veille de l’indépendance, en 1958-1959, les Algériens étaient scolarisés à raison de 25% de leur classe d’âge dans le primaire contre 100% pour les Européens d’Algérie. Toujours en 1958-1959, on comptait, en tout et pour tout, 700 étudiants algériens (dont 186 en capacité) pour 5 327 européens (dont 829 en capacité) ce qui représente 1 étudiant algérien pour 16 000 habitants et 1 étudiant européen pour 175 habitants.

 

 

La longue lutte pour l’égalité des droits

Malgré la modestie des doléances des élites francophones sinon francophiles rien ne fut accordé et il a fallu attendre les menaces que faisaient peser sur la sécurité de la colonie les manifestations violentes de 1934-1935 pour voir l’ancien gouverneur général en Algérie et membre du sénat français, Maurice Violette, proposer des réformes. Celles-ci, présentées comme généreuses, n’accordaient l’accès à « l’exercice des droits politiques des citoyens français, sans qu’il résulte aucune modification de leur statut ou de leurs droits civils » qu’à une infime minorité d’Algériens remplissant une série de conditions (30 000 d’entre eux y ouvraient droit). Le projet fut finalement rejeté par le sénat français le 22 mars 1935.

Ainsi, les pouvoirs publics français (y compris ceux représentant le Front populaire entre 1936 et 1939) rejetaient jusqu’au bout l’idée d’une citoyenneté française pour les « musulmans » réclamée par une minorité de privilégiés, pour la plupart pro-français ou acceptant la souveraineté française sur l’Algérie.

Le déclenchement de la seconde guerre mondiale et l’arrivée des représentants du gouvernement de Vichy ne changèrent rien au statut politique des Algériens. Le général Catroux, représentant du général de Gaulle à la tête du gouvernement général de l’Algérie promulgue en août 1943 des réformes limitées : les soldats musulmans recevront une solde identique à celle de Français ; l’accès de musulmans à la fonction publique est élargi ; élargissement aussi de l’accès au crédit des sociétés indigènes de prévoyance. Sur le plan politique, il partage les musulmans en deux collèges : dans le premier collège, celui des citoyens français, il intègre avec la plénitude des droits politiques les « évolués » (selon la logique des projets Violette et Blum-Violette) ; le second collège est ouvert à la grande masse. Nous avons donc depuis cette date, et jusqu’en 1962, des citoyens de premier collège et des semi-citoyens de deuxième collège. Dans les conseils élus, « l’égalité » (en nombre et non en proportion) de représentation des deux communautés sera reconnue.

Abderrahmane Farès, alors jeune notaire à Berrouaghia et inscrit au parti socialiste, résumait ainsi ces réformes :
« La dite ordonnance proclamait en droit et non en fait l’égalité des devoirs et des droits des Français d’origine, des Européens naturalisés français et des musulmans algériens. En matière de droit civil, elle maintenait le statut personnel de ces derniers. Enfin, elle octroyait les droits politiques à tous les musulmans de sexe masculin âgés de plus de vingt et un ans. Malheureusement, elle répartissait les Français musulmans en deux catégories. La première comprenait 32 000 électeurs qui jouissaient de la citoyenneté totale, mais à titre uniquement personnel. Ce qui constitue un non-sens juridique et choque particulièrement le bon sens populaire puisque ces citoyens ne transmettent pas automatiquement à leurs descendants le statut politique dont ils jouissent. La deuxième catégorie comprenait la masse des musulmans algériens. Ainsi était au fond ressuscitée, sous une forme nouvelle, la distinction entre les citoyens et les sujets, ces derniers étant devenus citoyens de seconde zone. […] Vous ne sauriez imaginer combien souffrent normalement les populations musulmanes de cette distinction par laquelle elles ont le sentiment d’être rabaissées. Vous ne sauriez imaginer combien elles sont méprisées sur leur sol natal, par des hommes venus de tous les rivages méditerranéens et qui ont acquis d’emblée le droit auquel ils aspirent et les privilèges qui les meurtrissent »

 

Compte rendu réalisé par Jacques Choukroun

Historien, Cheville ouvrière de Regards sur le cinéma algérien

et gérant de la société de Distribution Les Films des Deux Rives 

 

 

 

* Daho Djerbal. Maître de conférences en histoire contemporaine au Département d’Histoire, Université d’Alger 2, Daho Djerbal est, depuis 1993, directeur de la revue Naqd, d’études et de critique sociale. Après une dizaine d’années de travaux en histoire économique et sociale, il s’oriente vers le recueil de témoignages d’acteurs de la lutte de libération nationale en Algérie. Il travaille aussi à la relation entre Histoire et Mémoire.
Il a publié en 2012 L’Organisation Spéciale de la Fédération de France du FLN, 448 pages, aux éditions Chihab (Alger).

 

 

Notes

1 Les éléments de ce chapitre s’appuient sur la thèse de M. Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, Ed. ENAL, Alger 1993 (2e édition)

2 Rappelons que pendant le court épisode du régime de Vichy, le décret Crémieux a été abrogé deux fois de suite en octobre 1940 par anti-sémitisme puis en mars 1943 par le général Giraud au nom du principe de non discrimination raciale. Le autorités françaises en Algérie, cédant sous la pression du Secrétaire d’Etat américain Cordell Hull, du Congrès juif mondial et de l’American Jewish Committee, le remettent en vigueur le 20 octobre 1943. Voir Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie (1940-1945), Ed. La découverte, Paris 2002. Voir aussi Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, ENAL, Alger, 1993 (2e édition)

3 100 au total dont 8 emplois judiciaires comme greffier ou interprète  ; 60 emplois administratifs comme brancardier, gardien de prison, portier ou coursier  ; 7 fonctions d’enseignement  ; 7 emploi de travaux publics dont terrassier ou cantonnier

4 Les Algériens, élus ou membres de l’association des Ulémas musulmans algériens réclamaient l’accès à la citoyenneté française dans le respect de leur statut de musulman (juridiction musulmane pour les questions de droit civil etc.)

5 L’ordonnance du 7 mars 1944 formalise ces mesures

6 Notaire de profession fut membre du Conseil général d’Alger, membre élu à l’Assemblée financière coloniale puis à la première Assemblée constituante française de l’après seconde guerre mondiale, membre de l’Assemblée algérienne après 1947 et même président de cette assemblée puis, après les accords d’Evian, président de l’Executif provisoire (mars-juillet 1962)

7 Abderrahmane Farès, La cruelle vérité. L’Algérie de 1945 à l’indépendance, Plon, Paris 1982, in A. Rey-Goldzeiguer, op.cit, p. 205. C’est nous qui soulignons.

A suivre