Editorial du Monde.
Le quotidien « L’Humanité » devait être placé en redressement judiciaire mercredi 30 janvier. Une mauvaise nouvelle pour la pluralité des médias et la liberté d’expression.
La France a décidément mal à sa presse. Dans un climat de profonde défiance vis-à-vis des médias, alors que les actes de violence se multiplient contre des journalistes et des organes de presse, L’Humanité est menacé de disparition. Mercredi 30 janvier, le quotidien devait être placé en redressement judiciaire. Un ultime sursis. Mais pour combien de temps ?
Avec moins de 33 000 exemplaires vendus par jour, l’ex-organe du Parti communiste est sous oxygène depuis déjà plusieurs années. Le nouvel appel à la générosité des lecteurs lancé par la direction du journal fondé en 1904 par Jean Jaurès, permettra éventuellement de gagner encore quelques mois, mais on voit difficilement comment L’Humanité pourra survivre sous sa forme actuelle.
S’informer sur une vérité qui les dérange
Les difficultés que traverse le quotidien interviennent paradoxalement au moment où le pays connaît sa pire crise sociale depuis 1995. Mais depuis, l’expression de la contestation a profondément changé. Celle que défendait L’Humanité, portée par la CGT et le Parti communiste, s’est essoufflée, laissant la place à une radicalité protéiforme qui n’a en commun que l’uniforme du « gilet jaune ».
Qu’un quotidien soit menacé de disparition est une mauvaise nouvelle pour la pluralité des médias et la liberté d’expression. L’Humanité participe de cette diversité indispensable au débat, n’en déplaise à ceux qui estiment que tous les journaux traitent l’information de la même façon et véhiculent une « pensée unique ». Chacun, avec sa propre identité, remplit une utilité sociale chaque jour démontrée par la multiplication des infox sur les réseaux sociaux.
De plus en plus de gens préfèrent en effet se fier à des mensonges éhontés ou à des faits falsifiés qui sont en cohérence avec leurs opinions, plutôt que de s’informer sur une vérité qui les dérange. Il suffit de jeter en pâture quelques noms, de déformer les propos ou de les surinterpréter pour que se déversent des torrents de boue sans qu’aucun échange contradictoire ne puisse s’instaurer. Dans ce contexte, quelles que soient les critiques qu’on peut adresser à la presse écrite, celle-ci joue encore un rôle indispensable au débat démocratique.
La presse écrite a perdu un tiers de ses effectifs
La crise du secteur n’est pas nouvelle. Depuis la Libération, le nombre de titres a été divisé par trois et le tirage global a chuté de 75 %. Les raisons du déclin sont connues : perte de crédibilité auprès de l’opinion, modification des habitudes de lecture, bouleversement du modèle économique avec l’arrivée d’Internet et, enfin, obsolescence programmée du système français d’impression et de distribution. Depuis 2009, la presse écrite a perdu un tiers de ses effectifs.
Ces derniers mois, les critiques sur son manque d’objectivité et d’indépendance deviennent de plus en plus violentes. Dès octobre 2018, Jean-Luc Mélenchon avait donné le ton, appelant les sympathisants de La France insoumise à dénigrer ces « abrutis » et « menteurs » de journalistes. « Pourrissez-les partout où vous pouvez ! », avait-il harangué.
Avec la crise des « gilets jaunes », un nouveau palier a été franchi dans cette haine contre la profession. Des manifestants ont bloqué la diffusion d’Ouest-France ou de La Voix du Nord parce qu’un éditorial leur déplaisait. Des reporters ont été insultés et parfois molestés dans les manifestations. Enfin, les locaux de France Bleu Isère viennent d’être incendiés, visiblement de façon volontaire. Si la presse est souffrante, c’est aussi parce que la démocratie est malade.
Source : Le Monde 30/01/2019