Proposer au spectateur des images le plus nettes possible peut sembler le minimum que l’on soit en droit d’attendre d’un cinéaste. Par leur qualité comme dans leur enchaînement, elles doivent être sans ambiguïté, propres, limpides, rassurantes. Mais est-on si sûr que cette approche soit la mieux à même de rendre fidèlement la vérité du réel ?
par Gérard Mordillat
Photo Todd Hido
Ce qui, dans le cinéma, dit le cinéma, c’est ce qui échappe à la dramaturgie, à la machinerie ; c’est l’imprévu, le vague, le flou. C’est ce que le cinéaste ne cherche pas à montrer ; ce qui déserte le cadre, le dépasse, le déborde. C’est le territoire inexploré de l’image, ce qu’elle saisit par inadvertance. Ce qui n’est ni au premier ni au deuxième plan, mais au loin : les fonds, les ciels, la figuration involontaire, la nature, le vide. Cette matière noire, impalpable, qui protège la part maudite des films, leur chair profonde, leur épaisseur. C’est « ce grand voile de brume rouge (1) » qui nous fait voir avec le cœur ce que les yeux ne peuvent saisir.
Pourtant, le flou demeure un des tabous les plus puissants du cinéma.
Concrètement, c’est l’exemple même de la faute professionnelle grave. C’est le plan qu’il faut refaire, qui coûte cher à la production et contrarie les acteurs. C’est, surtout, le plan qui dément l’infaillibilité technique à laquelle prétend la profession. Filmer flou, c’est apparaître vulnérable. Le flou est au cinéma ce que l’apostasie est à la religion. L’accepter, c’est tout renier. Tout remettre en cause.
Malgré cela, devant une image floue de ma fille, je suis ému. Comme si, en ne distinguant pas clairement ses traits, je saisissais quelque chose de plus intime, de plus secret. Peut-être aussi que ce « bougé » atteint à la sensation pure du véritable tremblement de la vie. Le flou nous permet « d’atteindre la réalité dans ses profondeurs, de la rendre dans sa violence », disait le peintre Francis Bacon, dans ses entretiens avec David Sylvester.
Il existe un portrait médiocre d’Arthur Rimbaud, en Abyssinie, à Harar, en 1883. Les traits de l’homme sont difficilement discernables. Est-ce Rimbaud, n’est-ce pas lui ? Impossible d’avoir une certitude. C’est ce qui fait la troublante beauté de cette photographie. Le flou prononce l’éloge du doute. Il ne propose rien d’autre que de s’interroger sur ce que l’on voit, que ce soit Rimbaud, quelqu’un ou quelque chose d’autre. De s’interroger sur le réel, sur l’image, la société qui la produit, le monde qui l’expose. Le flou, c’est la question, l’essence même de la philosophie, or c’est le net, son contraire, qui est sacralisé.
Le flou, c’est l’impur dans l’image. C’est aussi la tare qui doit être éliminée du scénario par l’application inflexible de la loi de cause à effet. Georges Feydeau, en son temps, avait fait de cette règle le moteur même du comique de ses pièces. A Hollywood, pas question de rire, il faut qu’un plan ouvre toujours sur la compréhension du suivant et éclaire celui qui précède. Rien ne doit être flou, il faut que tout s’explique, que le scénario soit « au point ».
Un certain cinéma — américain en particulier — transmet un même message fondamentalement politique en direction du public supposé ignorant et débile : n’ayez pas peur, tout est sous contrôle, nous savons. Ceux qui écrivent savent, ceux qui tournent savent, ceux qui financent savent. Dans la plus tempétueuse des aventures, dans la plus horrible affaire criminelle, dans la guerre la plus atroce, tout est clair, maîtrisé, expliqué. Tandis que la vie n’est faite que d’incertitudes, de doutes, d’angoisses, il n’y a ni ombres ni flous sur l’écran. Le spectateur paye sa place pour sortir rassuré. Le cinéma agit ainsi comme un formidable anxiolytique et un tout aussi formidable moyen de contrôle des masses.
La netteté technique se veut garante de la netteté morale des œuvres. Et ce d’autant plus que le cinéma, né dans les cafés, les baraques foraines, les bordels, s’est dès l’origine senti le besoin de se purifier. Le flou, c’est sale, illégitime, bâtard ; le point, c’est propre. Mieux, comme disent les Suisses, c’est « propre en ordre ».
L’image nette sait se tenir en société. Elle ne s’essuie pas les pieds sur les tapis de l’imagination. Dans le champ de la représentation, elle intervient toujours entre le « bon goût » bourgeois et l’étiquette d’une cour royale. L’image au point ne touche — parfois avec talent — que la surface des choses et frôle les êtres sans chercher à les connaître. C’est une illustration sans affects. Plus exactement, ses affects sont dissimulés par sa netteté. Dans le double sens du terme : définition de l’image et « propreté » des visages, des costumes, des décors, tous passés à l’eau de Javel de la distance respectueuse — qui va tenir du même coup le spectateur en respect. Ce choix-là, de l’illusion manipulatrice, aide à maintenir l’ordre en place : le « focus » est rentable… D’ailleurs, lorsqu’il y a trois acteurs dans un plan et que l’opérateur hésite sur celui qu’il faut favoriser, les Américains ont une formule qui vaut sur tous les plateaux du monde : « focus on money » — le point sur l’acteur qui rapporte le plus…
Les cinéastes sentent bien pourtant que rien n’est « au point » dans le monde, qu’aucun effet ne s’explique totalement par une cause. Que le « focus », le point, n’est pas qu’homophoniquement un « faux cul ».
La télévision aussi privilégie la netteté.
Mais celle-ci n’y joue pas exactement le même rôle qu’au cinéma.
Dans le monde entier, les journaux télévisés sont filmés pleins feux, avec une très grande profondeur de champ et une netteté parfaite. Ces choix techniques portent un discours bien plus puissant que le babil du présentateur. Le message du dispositif est limpide : ce qui s’expose ici en pleine lumière est une parole de vérité. Dans tous les régimes du monde, le journal télévisé parle la voix du pouvoir, dit la vérité du pouvoir.
La télévision, cependant, n’ignore pas totalement l’image floue. Plus précisément l’image « floutée », c’est-à-dire rendue partiellement illisible pour le spectateur au nom de la confidentialité, des bonnes mœurs, de la protection des mineurs ou des personnes recherchées par la police. Le floutage, apparu d’abord pour cacher les nudités, sert désormais à montrer ce qui ne devrait pas se montrer mais doit quand même l’être, au nom de l’information, de la liberté d’expression, du débat démocratique, etc., tout en respectant la protection des sources, la sensibilité des spectateurs, etc. Une merveilleuse hypocrisie ! Ce sont majoritairement les plus démunis, les marginaux, les exclus dont le visage est flouté, la télévision disqualifiant par avance leur parole puisque leur discours est « flou ». Que ne fait-on du floutage pour les hommes politiques, dont chaque intervention mériterait d’être mise en doute ?
Image floutée, spectateur floué.
A la télévision comme au cinéma, les images dressent un mur d’illusions, derrière lequel la souffrance des vivants et la violence de l’histoire sont occultées. Elles rabotent la réalité, la nient et finalement l’effacent. Dans un imaginaire où désormais tout se vaut, les films deviennent inoffensifs. Ce que l’image a gagné en définition, elle le perd en profondeur, en pugnacité, comme ces visages remodelés par la chirurgie esthétique qui ne sont plus que « des trous d’ombre creusés en forme d’hommes (2) ».
Les images qui dominent actuellement le cinéma sont les héritières de l’art pompier du XIXe siècle dont Ernst Gombrich écrivait : « L’image est d’une facilité de lecture pénible et il est désagréable qu’on nous prenne pour de pareils nigauds. Nous trouvons passablement insultant qu’on s’attende à ce que nous soyons abusés par un leurre d’une telle médiocrité, qui est tout juste bon, peut-être, à attirer le vulgaire, mais non point ces complices raffinés des secrets de l’artiste que nous nous piquons d’être. Mais je suis d’avis que ce ressentiment masque un trouble plus profond. Nous n’éprouverions un tel malaise si nous ne pouvions opposer une certaine résistance aux méthodes de séduction qu’on a pratiquées à notre endroit (3). »
Quelle résistance les cinéastes peuvent-ils donc opposer à cet équarrissage hygiéniste, à cette convention collective de l’œil ?
Il serait évidemment sot d’imaginer qu’il suffit de griffer la pellicule, de la blesser, de la salir pour, miraculeusement, lui rendre d’un coup sa puissance de pénétration du réel. Il s’agit bien plutôt, comme le firent les impressionnistes, les fauves, les abstraits, de se poser la question de l’expressivité. De rompre avec la dimension religieuse du « net » (il n’y a pas de portrait flou de Jésus), avec la morale, l’idéologie qui la portent. De découvrir par quelles voies le cinéma peut s’affranchir des faux-semblants qui l’étouffent.
Faux-semblant du point.
Faux-semblant de la cause à effet, dont la grammaire obligatoire n’est qu’une illusion comique, un mensonge.
La vie n’est pas nette.
La vie n’est pas raccord.
Pourquoi faudrait-il que le cinéma le soit ?
Le vrai geste de l’artiste n’est pas le geste parfait, mais le geste unique. Ce qui est fondamentalement différent. Un geste périlleux. Du travail sans filet, sans garanties bancaires ni professionnelles. Un saut dans le vide. « Je tombe. Je tombe mais je n’ai pas peur, écrivait Antonin Artaud. Je rends ma peur dans le cri de la rage, dans un solennel barrissement (4). » Sauter dans le flou, dans le noir, dans la peur qui nous habitent, c’est faire le saut de l’ange. C’est déserter le rang des petits épargnants des salles obscures. Affronter cinématographiquement une image de soi, une image de l’autre, au pays des grands montreurs d’ombres.
Une image parfaitement sensible.
Parfaitement douloureuse.
Où s’écorcher.
Gérard Mordillat*
(1) Roger Gilbert-Lecomte, Testament, Gallimard, Paris, 1955. (2) Ibid. (3) Ernst Gombrich, L’Ecologie des images, Flammarion, Paris, 1983. (4) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, suivi de Le Théâtre de Séraphin, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1985.
Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2011