Enterré dès sa sortie en 1969, Vies et morts de Sophie Blind, l’unique roman de Susan Taubes, connaît un regain d’intérêt après sa réédition aux États-Unis en 2020. Il vient d’être traduit en français chez Rivages. Cinquante ans après sa sortie, le talent de l’autrice hongroise frappe la vue. Les questions fascinantes qu’elle soulève avec ironie demeurent d’une brûlante actualité.
Née à Budapest en 1928 dans une famille juive hongroise, petite fille d’un grand Rabbin, fille d’un psychanalyste, Susan Feldman Taubes a onze ans en 1939 lorsqu’elle émigre aux États-Unis avec son père (sa mère a quitté le foyer après sa naissance). Un premier détachement de son pays qui cède de plus en plus à l’influence de l’Allemagne et du régime nazi. Un détachement qui pose sa vie durant comme enjeu, le double trait, d’union et de séparation, au centre de son parcours et de sa détermination.
Susan suit de brillantes études dans son pays d’adoption où elle se passionne pour la philosophie et la religion. Elle étudie à la Sorbonne où elle interagit avec Levinas et Camus, avant de devenir en 1956 la première femme à obtenir un doctorat à Harvard. Susan Taubes a ensuite publié plusieurs ouvrages sur la philosophie et la religion1.
Sa thèse a pour titre The Absent God: A Study of Simone Weil (Le Dieu absent : une étude de Simone Weil). Une approche s’inscrivant dans le contexte philosophique et historique d’après-guerre marquée de manière indélébile par les souvenirs de la violence extrême et la réinterprétation du percutant Dieu est mort de Nietzsche, métaphore de la perte des vérités morales absolues et universelles et de l’effondrement de l’autorité religieuse traditionnelle.
Dans sa thèse, Taubes porte un regard critique sur la métaphysique religieuse de Weil. Elle soutient que le fatalisme croissant de Weil concernant la violence du monde se cristallise en une vision théologique. Si Taubes ne cherche pas comme Weil une solution absolue au « silence de Dieu », elle épouse bon nombre des critiques fondamentales de Weil à l’égard des institutions et des systèmes politiques modernes et violents, comme elle partage un sentiment d’injustice vécu chez Weil fondé dans le fait que des attentes fondamentales ne sont pas satisfaites. Cela la conduit à embrasser à la fois l’absence incertaine de Dieu et de brefs moments d’amour entre humains qui brillent à travers l’obscurité. Ainsi « la mort de dieux », de Nietzsche, pourrait à ses yeux devenir une opportunité pour les individus de créer leurs propres valeurs, d’affirmer leur aspiration fondamentale à l’autonomie, et la vie, selon leurs propres termes en résistant à toutes les forces de contrôle extérieures.
Ce destin, Susan l’aborde dans son unique roman Divorcing, Vies et morts de Sophie Blind (en français). En 1969 le livre déconcerte ses contemporains par sa construction, son style, son approche peu académique et la force de sa liberté. Sans doute trop corrosif pour son époque, à sa sortie il est durement critiqué. Aujourd’hui encore, les visions portées par Susan Taubes sur l’émancipation ou le judaïsme notamment sont condamnées, pour ne pas dire combattues par certains milieux.
Vies et morts de Sophie Blind au pluriel
Qu’est-ce que vivre pleinement son existence veux dire ? Tout dépend des individus, mais dans le cas de Sophie Blind dont la vie suspendue empreinte beaucoup d’éléments à celle de Susan Taubes, le fil directeur est à chercher dans l’amour impérieux de la vérité, définie comme le besoin de l’âme humaine le plus sacré et dans les ruptures que cela suppose.
De prime abord, ce livre intrigue. On y entre sans savoir où l’on se trouve vraiment et on en sort sans que toutes les questions posées soient résolues. Chemin faisant, on parvient à se débarrasser du vain souci de maîtrise, dès lors le roman se révèle aussi fascinant, aussi vaste, aussi puissant que la femme qui en est à l’origine. Certes, l’héroïne Sophie Blind perd la tête… Mais comment une auteure aussi lucide et iconoclaste que Susan Taubes pourrait-elle se tromper quand elle demande le divorce ?
« “J’estime avoir été plus que généreux. À ton avis, combien de maris autorisent leur femme à vivre à Paris ?”. Quand à la fin du mariage, il ne l’a pas prise au sérieux, bien entendu, jamais il ne prenait cela au sérieux, dit-il sévèrement, mais avec amertume désormais, avec morgue ; il ôte son pardessus, ses caoutchoucs, et poursuit. “Un homme responsable, grandement sous pression, un homme raisonnable, patient, s’adressant à une femme qui ne mérite pas cette patience, une femme irresponsable, puérile, bouillonnant de méchanceté, de rancune, animée par des rêves impossibles, dépourvus de rapport à la réalité ; une femme qu’il a jadis aimée, et contre la folie de laquelle il doit désormais protéger le foyer, la famille. C’est sa malédiction à cet homme, son triste devoir.” »
La douce ironie des pages qu’elle consacre à la scène de divorce avec son mari Ezra qui le refuse sans en admettre les causes, pourrait régaler les amateurs de comédies vaudevillesques auxquelles Susan Taubes emprunte le cadre : la chambre enfumée d’un grand hôtel parisien, royaume de l’artifice et terre d’élection du mensonge. Mais nous sommes bien loin d’une comédie sans intentions psychologiques ni morales, car l’autrice rend le déclic — qui entraine la rupture du mariage — opérant à l’égard de toutes formes d’oppression, de tout système interprétatif venant borner son existence.
« Le patriarcat, la philosophie, le temps, les origines, jusqu’à l’idée même d’être une personne, oui même l’identité, au sens où on l’entend habituellement, est pour Sophie une contrainte, un enfermement », souligne sa traductrice Jakuta Alikavazovic qui préface l’ouvrage. Briser tous les cadres dans lesquels on tente de l’enfermer offre certaines des articulations les plus radicales et poétiques de sa vision éthique.
Contentieux avec le temps
Dans Vies et morts de Sophie Blind, le temps s’efface, en passant du royaume d’Hadès à celui des vivants, en ressuscitant des scènes d’enfance à Budapest dans une ville et une langue qui lui sont désormais étrangères, à l’instar de toute les personnes ayant pris le chemin de l’exil…
« Pour la première fois une main enfantine a écrit Sophie Alexandra sur la couverture de son cahier de classe : ou plutôt, l’une des premières fois où la main enfantine a écrit ce nom, car sans temporalité, il n’est pas de mémoire. Un enfant écrit son nom sur un cahier d’école et cela marque le début de la lutte, non celui de l’éveil de la conscience. Qui vient et va, non répertoriée. Pas de première fois, pas de différence entre le flux et le reflux. Pas de décompte : des gouttes s’échappant d’un robinet qui fuit dans une maison déserte. Ce combat à lieu dans le temps et contre lui, cela, au moins, on le sait. »
Susan Taubes aboli le cadre illusoire des horloges pour ne pas sombrer, pour que la vie sonne de l’intérieur, indubitablement. « Je ne fais rien, c’est entendu. Mais je vois les heures passer — ce qui vaut mieux qu’essayer de les remplir. Il ne faut pas s’astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant », lui aurait répondu Cioran dont la pensée aboutit comme Taubes au vide qui sous-tend tout attachement dogmatique2.
« Toute détermination abolie, il était aisé d’accéder à une extase anonyme. Nous retrouvons cette expérience extatique lorsque, à la faveur de quelque état extrême, nous liquidons notre identité et brisons nos limites. Du coup, le temps qui nous précède, le temps d’avant le temps, nous appartient en propre, et nous rejoignons, non pas notre figure, qui n’est rien, mais cette virtualité bienheureuse où nous résistions à l’infâme tentation de nous incarner », aurait-il pu ajouter.
Susan Taubes s’est suicidée une semaine après la publication de son roman en se noyant au large de Long Island à East Hampton. À force de se tenir devant la porte du mystère, elle a fini par la franchir. Elle avait 41 ans. Elle nous lègue sa vie dans une œuvre à découvrir où l’exil juif rencontre l’intellectualisme féminin. Le destin particulier de Susan Feldman Taubes qui émerge des années 30 résonne avec notre désarrois contemporain face à la montée en puissance de l’extrémisme. Outre le plaisir du style plein d’humour et d’ironie, la force de son éloquence renvoie à une mystique de l’action et à un agir spécifiquement féminin dont le XXIe siècle semble avoir bien besoin.
Jean-Marie Dinh
Susan Taubes, Vies et morts de Sophie Blind, Éditions Rivages, traduction Jakuta Alikavazovic, 365 p, 22.50 €.
Notes:
- Situé méthodologiquement entre la philosophie de la religion et les études culturelles, le travail théorique de Susan Taubes esquisse une théorie culturelle de la modernité basée sur l’examen critique de sujets tels que l’aliénation et la révolte, le nihilisme et la théologie. Partant des principes fondamentaux de la modernité, Susan Taubes examine dans ses écrits philosophiques la gnose et la tragédie en tant que constellations culturelles et historiques, et trace des liens cachés entre l’expérience juive et la philosophie allemande. Elle développe une théorie de la tragédie (L’Essence de la tragédie, 1953).
- Emil Cioran, philosophe et écrivain roumain. De l’Inconvénient d’être né (1973).