Un des premiers festivals de danse au monde a attendu la semaine dernière pour programmer pour la première fois la célébrissime chorégraphe allemande, avec l’un de ses chefs d’œuvre, Palermo Palermo. L’occasion de méditer sur la façon dont certaines œuvres entrent par la grande porte dans l’histoire, traitant d’un état alarmant du monde, qui ne cesse de les talonner.
Palermo Palermo était créée par Pina Bausch en décembre 1989. On n’a jamais pu oublier sa toute première image : un gigantesque mur de parpaings se dresse en bord de scène, face aux spectateurs, quand soudain il explose et s’effondre. À la date de la première, le mur de Berlin venait de s’effondrer un mois auparavant. Bien entendu, les préparatifs de la pièce remontaient à bien avant. Alors il fallut retenir la fameuse valeur sismographe des œuvres artistiques, par laquelle certaines de ces dernières semblent présager du devenir humain, dans une visée visionnaire, travaillant le réel dans une autre dimension que celle de la rationalité factuelle.
Même trente-cinq ans plus tard, il demeure que le mur effondré sur le plateau y laisse des tonnes de matériaux épars. Et on y trouve un goût de puissance démiurgique, que rien n’effraie. Cela continue d’appeler un énorme chantier, qui ne cesse. C’est à la hauteur de la démesure des intentions d’une chorégraphe dont la stature, et les interminables pièces à effectifs géants, dominèrent les arts scéniques occidentaux durant la seconde moitié du vingtième siècle.
Or le Festival Montpellier Danse lui préféra obstinément l’expérimentation formelle des abstractions américaines. Merce Cunningham était chez lui dans la capitale du Languedoc. Et ce n’est donc qu’un jeudi 29 juin 2023 (et les deux soirs suivants) qu’une pièce de Pina Bausch fut rendue accessible aux regards des festivaliers montpelliérains. Cela dans le cadre, lui aussi à la mesure, de l’Opéra Berlioz du Corum, salle de deux mille places, héritière des ambitions métropolitaines du chef-lieu de l’Hérault, poussées à leur comble. En 1989, le chantier de ce monument urbain battait son plein.
Trente-cinq ans après, un public néophyte tardif se presse là, mi-sage, mi-frissonnant d’un appétit de découverte, en même temps que de certitude de la reconnaissance. Palermo Palermo compte parmi les pièces qui sont rentrées dans l’histoire. Elle ne semble pas près d’en ressortir. Elle était la seconde d’une série qui s’amorçait, où l’on vit ensuite l’art de Pina Bausch s’affadir en pièces touristiques, qui cumulaient les clichés évocateurs de diverses villes du monde, trop rapidement visitées au fil de résidences de création épuisant tous les moyens sur leur passage.
Palermo Palermo campe sur la crête qui précéda cette dégringolade, comme si l’art de Pina Bausch nécessitait la blessure du mur de Berlin, les cicatrices mal refermées de la monstrueuse tragédie européenne au mitan du vingtième siècle, pour creuser dans les profondeurs des entrailles humaines. Là est aussi le moment où Raimund Hoghe cessa d’être le dramaturge de Pina Bausch. Cela ne peut être un détail pour le public montpelliérain. Car Hoghe devient alors cet autre chorégraphe allemand auquel, tout à l’inverse, le Festival Montpellier Danse et son public vouèrent un véritable culte.
Retour sur Palermo Palermo au Corum. Étrangement, alors que tout pouvait laisser présager des soirées de haute cérémonie, empreintes de naphtaline, les éléments du monde auront semblé venir taper fort à la porte du grand opéra montpelliérain, où prennent place en masse les petites couches moyennes éduquées, largement satisfaites de leur maire social-démocrate, toutes à l’attente d’une consécration comme capitale culturelle de l’Europe en 2028.
Au premier soir, c’est un furieux orage, si typique d’une forme de violence des cités méditerranéennes, qui vint harceler les spectateurs de Palermo Palermo à leur sortie dans la nuit. Puis le lendemain éclataient les émeutes urbaines, avec pillages à deux cents mètres de là, et suppressions des dessertes de tramway pour regagner les pénates. Totalement absente de la salle, la part douloureuse de la diversité manquée à la française était en train de gronder à la porte.
En position de critique de danse, trente-cinq ans après la création de la pièce, on passa la soirée à se sentir inutile à relater, selon quel critère de choix ?, un panel des saynètes relancées par dizaines, centaines, au fil de presque deux heures et demi de représentations, par vingt-quatre interprètes.
On se grattait le crâne, à la recherche de saisies plus transversales. Surtout échapper à la paresse des louanges consensuelles obligatoires, un brin provinciales ; cela pour permettre que mouvement demeure.
Alors esquisser quelques pistes : remarquer à quel point est ici datée la reconduction des stéréotypes de genre, des comportements et autres tenues vestimentaires, heurtant les points de vue actuels. Au moins est-il sûr, chez Pina, que les rencontres entre femmes et hommes finissent, et même débutent mal, en général. Remarquer le port très émacié, élancé des corps, marquant la profonde empreinte de la danse classique, qui ne cesse d’interroger quand il sous-tend cet art pourtant saturé d’émotivité contemporaine.
Remarquer encore à quel point le grand renouvellement des effectifs de la compagnie depuis le décès de Pina Bausch en 2009 en atténue le tranchant interprétatif. En dépit des apparences, le plus infime geste, la moindre mimique sont rigoureusement écrits dans ces pièces. En revanche, tout cela est issu d’un travail intense d’introspection, consenti par ces interprètes, en puisant dans leur bagage mémoriel singulier, au fil d’un travail tendu d’improvisation sur la matière de leur personnalité. Si bien que même rigoureusement inscrits, le geste de l’interprète originel aura une teneur sans rien de comparable avec le geste d’un nouvel interprète l’ayant remplacé.
Remarquer encore la valeur de l’étirement du temps — historique, ou de l’inconscient — dans ce déploiement scénique. Sur quoi vient trancher la palpitante survenue des situations fourmillantes, constamment relancées. Là on perçoit le lien entre cette danse-théâtre allemande et son ancêtre plus lointain que fut l’expressionnisme. Trop souvent confondue avec une outrance de l’expressivité, la valeur de l’expressionnisme est à chercher dans l’exacerbation des ressorts qui tendent la relation entre le réel et son expression. C’est dramaturgiquement inépuisable. Un Hoghe a trouvé le détour pour rapprocher cela de l’art-performance, contemporain.
Remarquer enfin le brillant singulier de la théâtralité des rôles et se captiver à l’idée que la compagnie héritière de Pina Bausch est désormais placée sous la direction de Boris Charmatz. Ce tenant de la déconstruction de la représentation, venu d’un versant radicalement différent dans le paysage chorégraphique, enivrait ce même Opéra-Berlioz, avec ses 10 000 gestes (et le même effectif numérique que Palermo Palermo), moins d’une semaine plus tôt. Enfin se dire que l’immense chantier de reconstruction appelé par la chute du mur de Palermo Palermo, sinon de Berlin, n’a pas fini de déclencher un inépuisable appel d’air, et de tous les dangers, pour reconstruire sur une base effritée de la multiplicité des divers.
Dans la salle, une amie amoureuse de Palerme nous confiait comment l’art de Pina Bausch lui avait semblé résonner avec l’atmosphère de la cité sicilienne, où chacun, chacune, de manière éparse, semble ne suivre que son chemin, ne se vouer qu’à sa propre activité, campée, isolée, alors qu’en définitive une immense puissance collective en émane. On n’en a pas fini avec les défis : le dernier tableau de Palermo Palermo voit descendre des cintres et s’échouer sur scène des arbres déracinés, comme morts. Y verra-t-on le rebond d’une ultime saisie visionnaire, d’une planète abandonnée à un système unique devenu fou, par-delà le mur d’antan ?
À quoi un orage méditerranéen, ou un caillassage urbain, ne suffiront à répondre. Ni une pièce chorégraphique.
Gérard Mayen