Documentariste tout-terrains, Yves Jeuland a récemment présenté deux de ses films consacrés à Michel Piccoli et à son « héros » Yves Montand, à l’invitation de la Cinémathèque de Martigues. L’occasion pour lui de revenir sur une riche filmographie et des passions d’enfance qui demeurent intactes.
Charlie Chaplin, Jean Gabin, Michel Piccoli, Jean-Louis Trintignant, Georges Frêche (ancien président de la région Languedoc-Roussillon), François Hollande, la rédaction du journal Le Monde, les militants du PCF, les chanteurs et chanteuses rive gauche ou, pour le dernier en date, Yves Montand : qu’ont-ils en commun ? À priori pas grand chose, si ce n’est le fait d’avoir fait l’objet d’un film d’Yves Jeuland, cinéaste qui avoue aimer s’accorder quelque respiration avant d’entreprendre une nouvelle réalisation. Au vu du résultat, on peut se dire qu’il n’a pas vraiment tort. « Je prends souvent plus de temps que d’autres, j’ai trouvé un des rares métiers où la lenteur peut être un des avantages », confie le cinéaste.
Natif de Carcassonne, Yves Jeuland fut jusqu’au mois de mars président d’Occitanie Films. Ce lien avec cette (vaste) région, il l’a cultivé à travers son film sur le controversé Georges Frêche qui fut aussi le maire de Montpellier, mais également avec le suivi d’une campagne électorale dans l’Aude (son département de naissance), sorte de contre-point à La bataille de Paris marquée par la victoire de Bertrand Delanoë aux municipales en 2001 : « Je voulais changer de division, “Mon village en campagne” a existé parce qu’il y avait eu Paris avant ; souvent mes films sont liés entre eux. »
« Le principe même du documentaire, c’est le parti pris »
Le documentaire Le Président n’est pas, pour lui, « un film sur Georges Frêche mais un film avec Georges Frêche : je cherche toujours des personnages. Le besoin de trouver des personnages, c’est une passion qui ne m’a jamais quitté, je cherche toujours quelqu’un qui se raconte et qui me touche, même dans mes films d’histoire. Le principe même du documentaire, c’est le parti pris, la subjectivité. Le journaliste doit rendre compte, nous, nous avons plus de temps, plus de liberté, c’est souvent lié le temps et la liberté ».
Entre 2016 et 2021, Yves Jeuland a enchainé plusieurs films sur les artistes : du portrait de Jean-Louis Trintignant, coréalisé avec Lucie Cariez et destiné à Arte, au monument Chaplin (« un film fleuve de 2h25 »), de Michel Piccoli à Jean Gabin, des chanteurs et chanteuses rive gauche des années 1950 et 1960 à Yves Montand. Après avoir « longtemps tourné autour », le réalisateur a empoigné le sujet du chanteur et comédien en 2021, année des 100 ans de sa naissance et des 30 ans de sa disparition. « Montand est le héros de ma vie, si Chaplin était sur les murs de ma chambre, Montand y était aussi », confie le cinéaste qui a accompli l’exploit de « citer six fois son nom » dans le film sur la rive gauche (Il est minuit, Paris s’éveille) alors que Montand n’a jamais chanté dans ces cabarets parisiens. « J’ai réussi à le caser aussi dans le film sur Gabin alors qu’il n’a jamais joué avec lui et dans le film sur Chaplin : c’est un petit jeu. Des fois j’essaie de placer Carcassonne aussi » (rires).
« L’extravagant M. Piccoli »
Du documentaire sur Yves Montand, le cinéaste dit qu’il « s’est fait assez naturellement, même si je le craignais beaucoup, il a été moins “difficultueux”, comme dit Piccoli, que Chaplin » (Le génie de la liberté). Dans l’immense carrière de Michel Piccoli, Yves Jeuland a en effet repéré les mots fétiches du personnage : « Souvent on a l’image d’un Piccoli un peu froid alors que c’était un immense farceur, il aimait beaucoup manier le mot « extravagant » et les mots « difficultueux » et « drolatique », ça s’est imposé et je me suis dit « ce sera l’extravagant Monsieur Piccoli. »
Par quel bout prendre ses 70 ans de carrière, même si Piccoli semble définitivement lié au cinéma des années 1970 ? « Il a fait 200 longs métrages que je n’ai pas tous vus, contrairement à ceux de Chaplin, Montand ou Gabin », précise Yves Jeuland. D’où la solution : aborder le comédien par le filtre des réalisateurs avec lesquels il a le plus tourné. « Trois noms apparaissent sur les marches du podium, trois cinéastes formidablement différents qui le définissent assez bien : un Français, Claude Sautet, un Espagnol, Luis Buñuel et un Italien, Marco Ferreri. » Le tout donne une plongée, non seulement dans la carrière du comédien, mais dans celle de notre société vue à travers l’œil de trois cinéastes. Plutôt transgressifs comme Buñuel ou Ferreri (voir les images d’archives et les réactions indignées qui ont suivi La grande bouffe), ou plutôt sage (en apparence) comme Claude Sautet qui a souvent été décrit comme un fin observateur de la petite bourgeoisie. On y voit cet acteur majeur dans ses dernières apparitions au théâtre comme dans de multiples films qui ont marqué leur époque (Les choses de la vie; Vincent, François, Paul et les autres; Habemus Papam de Nanni Moretti…). Avec le personnage de Michel Piccoli, homme d’engagements, on est aussi dans la double attirance que le réalisateur confie volontiers : « Il y avait les artistes et la politique dans mes passions d’enfance et encore aujourd’hui, à 50 ans passés, j’explore toujours ces deux passions. »
Cinéma direct et films d’archives
Sans cesse à la recherche de l’équilibre « entre la distance et la confiance » avec ses personnages, Yves Jeuland alterne depuis vingt ans films d’archives et cinéma direct : « Je prends ma caméra et je filme sans connaître l’issue ; chez les réalisateurs de documentaires, beaucoup de confrères ou de consœurs sont soit dans l’un, soit dans l’autre. L’alternance est nécessaire pour moi entre le réel d’hier et le réel d’aujourd’hui. On dit souvent que le documentaire est le cinéma du réel. »
Le cinéaste a refusé de se plier à un réel synonyme d’entraves comme celui de la pandémie de Covid : « Il y a longtemps que je n’ai pas pris ma caméra, l’important c’est ce que les gens disent, mais c’est aussi leur corps, leur visage, c’est impossible pour moi de filmer des visages masqués, obstrués. »
On peut ne pas se sentir uniformément concerné par la totalité des sujets de films d’Yves Jeuland, mais ce qui les relie c’est incontestablement leur chair, leur approche humaine. Que celle-ci porte sur les journalistes du service politique du Monde, la conquête ou l’exercice du pouvoir (François Hollande, Georges Frêche…), les militants communistes ou les artistes. Si le documentariste « avoue » sa prédilection pour la « caméra au poing », c’est aussi parce que c’est en quelque sorte une affaire de philosophie personnelle : « on est à hauteur d’homme alors que quand on filme caméra à l’épaule, on est avec l’œil sur le viseur, donc on n’est pas avec les gens. On vise et on arme, c’est un peu comme un fusil, une position de chasseur, de prédateur. Quand on est caméra au poing, on est dans la position du pêcheur à la ligne ». Celui qui attend que ça morde.
Yves Jeuland a aussi deux combats qui lui tiennent particulièrement à cœur : « Je ne recadre pas les images d’archives et je ne les colorise pas non plus. » Une position qui va à l’encontre d’une certaine politique télévisuelle en la matière : « Les décideurs ont décidé qu’il fallait que les images aient la même taille que le cadre. En gros, il faut remplir le poste mais il y a quand même des auteurs derrière, on ne peut pas impunément retailler une image. » Quant à la colorisation, elle peut donner des résultats… surprenants. « Une amie a réalisé un film sur Romy Schneider, on lui a demandé de faire coloriser certaines images et sur celles qu’elles a reçues, Romy Schneider a les yeux bleus alors qu’elle avait les yeux verts », explique-t-il.
Si nombre de ses films ont été réalisés pour la télévision (Arte, France 5…), Yves Jeuland continue à penser que les projections au cinéma donnent une autre dimension à son travail : « Heureusement qu’on n’est pas dans les chaumières au moment où les gens vont voir dans le frigo ou vont aux toilettes ; au cinéma, l’avantage, c’est que vous êtes otages (rires), enfermés dans le noir et puis ça fait plaisir à l’égo du réalisateur. »
Le documentariste qui refuse toute hiérarchie entre la fiction et le « cinéma du réel » pense grand écran jusque dans l’incarnation de certains de ses personnages : « Quand je filme les hommes politiques, je réfléchis toujours à qui les interprèteraient au cinéma : pour Hollande, je voyais bien Vincent Macaigne, ou peut-être Philippe Catherine, pour Sarkozy, évidemment c’est Louis de Funès, pour Georges Frêche, c’était Gérard Depardieu qui était présent à ses obsèques. » Yves Jeuland avoue un faible pour “les ogres”…
J-F. Arnichand