Deuxième volet de l’entretien avec le poète montpelliérain Frédéric Jacques Temple. C’était un homme robuste qui appréciait la nature, l’air, la lumière et la bonne compagnie. Il aimait raconter. Il y a deux ans, il nous avait ouvert sa porte à l’occasion de la publication de Divagabondages1, une invitation au voyage et aux rencontres artistiques orchestrées par le poète entre 1945 et 2017.
Revenons sur votre rencontre avec Edmond Charlot qui a été votre premier éditeur. Êtes-vous resté en contact après lui après la guerre ?
Charlot a eu une carrière de délégué culturel en Méditerranée après avoir essayé de devenir éditeur parisien. À Paris, il a été complètement boycotté par les éditeurs qui avaient survécu à l’occupation. En 1980, quand Charlot a pris sa retraite, il est venu s’établir à Pézenas. À cette époque je l’avais complètement perdu de vue. Un jour que j’étais invité à dire des poèmes à Pézenas, il était là. C’était merveilleux pour moi de le retrouver. J’avais énormément de souvenirs avec lui à Alger, et en quelque sorte cela me rajeunissait. On est devenu très amis après, et ce jusqu’à sa mort.
À Pézenas, Les éditions Domens se font passeurs de cet héritage autour de Charlot et de l’école d’Alger. Comment percevez-vous les auteurs de ce mouvement qui éclot dans le contexte tendu du système colonial ?
À Alger, il y avait les écrivains algériens de langue française comme Robert Randau, Jean Pomier qui s’appelaient les Algérianistes. C’étaient des gens ancrés dans l’Algérie comme les Pieds-noirs l’avaient été mais avec un fond colonialiste qui était important. Et puis, il y a eu une petite révolution littéraire avec Gabriel Odisio, et des gens comme Robles et d’autres qui ont dit « non, nous ne sommes pas Algérianistes, nous sommes écrivains méditerranéens ». Déjà, cela marquait une grande différence. Ensuite est arrivé Charlot qui est devenu non seulement un éditeur algérois mais un éditeur du monde entier. Il a réédité des gens comme Huxley, Lawrence, Moravia, et des écrivains français : Vercors, Bernanos, Giono… Ce mouvement se différenciait en disant : « nous sommes bien sûr Algériens de naissance, mais nous sommes des écrivains du monde et surtout Méditerranéens ».
Écrivain méditerranéen, cela fait sens pour vous ?
Oui, oui… comme je le dis toujours, je suis un écrivain occitan de langue française. Pour moi, ça veut dire que c’est une ouverture de parler une langue, ce n’est pas quelque chose qui vous rétrécit dans un pays, tout au contraire cela vous donne la possibilité de s’ouvrir au grand monde.
Qu’est-ce que voyager ?
Cela n’a rien à voir avec le tourisme. Voyager, c’est d’abord découvrir quelque chose, et surtout se découvrir autre part. J’ai écrit un petit poème là-dessus. Il s’appelle Je suis un arbre voyageur.
Mes racines sont des amarres… Je m’en vais pour découvrir le monde mais je reviens toujours à mon point d’attache.
Dans votre roman Un cimetière indien, le retour du voyageur chez lui ne se passe pas très bien… Votre dernier livre, Divagabondages, pourrait être considéré comme une invitation au voyage…
Ce sont des articles parus dans différentes revues, journaux, que j’ai eu l’idée de réunir. Ce n’est pas exhaustif, j’ai fait un choix avec ce que je peux appeler des bornes pour marquer le chemin et le temps. Parmi ces bornes, il y a des gens célèbres et d’autres qui ne le sont pas et qui devraient l’être. Il y aussi des amis très proches, d’autres plus lointains.
Si l’on ne s’éloigne pas trop des racines, on pense à Max Rouquette avec qui vous partagez l’amour du Midi. Comment situez-vous votre engagement en faveur de l’occitanisme ?
C’est assez compliqué. Je pense que nous avons été colonisés. Cela, je peux le reprocher aux hommes politiques de l’époque ancienne qui ont vendu le territoire à la Couronne de France. En réalité, j’étais un grand supporter des Plantagenêt. Ils étaient rois d’Angleterre et ils parlaient occitan. Et si Richard Cœur de Lion, qui était troubadour, avait remporté la victoire sur Philippe Auguste, la moitié de la France parlerait l’occitan et le français. Et les Anglais parleraient le français… Peut-être n’aurions-nous pas ces problèmes que nous rencontrons maintenant avec les Bretons, les Occitans, les Catalans… On est minoritaire, comme disait Montesquieu « je suis homme nécessairement et je ne suis Français que par hasard ».
L’exil du leader catalan Puigdemont pourrait faire écho à la Retirada…
La Catalogne finalement aurait pu être française et le Roussillon catalan aurait pu être espagnol. Ce qu’il y a de drôle, c’est que les écrivains catalans français publient en catalogne espagnole et pas en France, ou très peu. Les choses auraient pu se passer plus simplement. Au Pays basque, ça a été très dur. Il semble qu’une solution ait été apportée. Je ne sais pas si les Catalans sont davantage énervés mais en tous cas ils ont raison de défendre leur langue. Cela correspond à une culture et à une civilisation. Détruire une langue, c’est détruire une civilisation. Le grand défaut de la France est d’être jacobine.
Comment définissez-vous l’amitié ?
Comment définissons-nous l’amour ? Je ne sais pas. L’intérêt que l’on éprouve pour une œuvre peut se transformer en amitié si l’on connaît l’auteur. L’amitié que j’ai éprouvé pour Cendrars est différente de celle que j’ai éprouvée pour Miller ou pour Durrell. Miller était très fraternel. Je ne dirais pas que c’était un ami très proche. Durrell était très amusant, très intelligent, très séduisant, je ne dirais pas que c’était un ami très proche. Cendrars, Jean Carrière, Jean Joubert ont été des amis très proches.
Cendrars, ce fut une rencontre majeure…
J’ai commencé à lire Cendrars tout de suite après la guerre, je ne le connaissais pas alors. En 1948, alors que je participais au lancement d’une petite revue après l’expérience de la Licorne, j’avais écrit à quelques écrivains que j’admirais parmi lesquels Camus, Cendrars, Giono et d’autres. La première réponse est venue de Cendrars dans les 48 heures et il m’a envoyé la version tapée à la machine des « Ravissements de l’amour », un chapitre des Lotissements du ciel, le livre qui allait sortir.
Je l’ai publié dans la revue avec quelques contes de Giono. Camus m’a répondu qu’il n’avait rien à ce moment-là. À la suite de cet échange, le 3 juillet 1949, je me suis rendu dans les sommets de Villefranche pour voir Cendrars. Il faisait une chaleur épouvantable. Je suis arrivé la chemise trempée, j’ai sonné. Cendrars est apparu à la fenêtre. Il est descendu pour venir à ma rencontre, m’a fait entrer et m’a dit : « vous ne pouvez pas rester comme ça, vous allez attraper froid, je vais vous donner une de mes chemises. Il est revenu avec une chemise blanche. J’ai enlevé la mienne. J’ai mis la sienne. Et à ce moment, il m’a regardé d’une drôle de façon, et je me suis rendu compte que dans le bras droit de cette chemise il y avait mon bras. Ce bras qui lui manquait, qu’il avait perdu à la Première Guerre. Peut-être que la guerre a été un lien entre nous… Peut-être aussi parce qu’il avait perdu son fils Rémi pendant la Seconde Guerre.
Recueilli par Jean-Marie Dinh