C’est à Hyères, l’été dernier, alors qu’Annie Lacour travaillait dans l’atelier de sa maison, entourée de pichets, bocaux, pots, arrosoirs, à une série de natures mortes et que Michel Rey poursuivait une recherche photographique à partir de boîtes métalliques trouvées dans la remise, qu’est née l’idée d’une exposition qui ferait dialoguer leurs sculptures et photographies. L’exposition « Matière sensible » montre la traduction que chacun d’eux, dans la perpétuation du genre de la nature morte, donne aux objets inanimés. Les médiums utilisés sont différents, mais, chez ces deux artistes, rien d’anecdotique, les œuvres témoignent d’une vie intense — paradoxe du genre qui résulte de la pose, du temps suspendu, de la vie silencieuse. La matérialité et l’agencement des objets, la transmutation de leur statut, la sensibilité de la matière, l’équilibre des formes interrogent. Les compositions, les constructions deviennent fiction, questionnement.
Annie Lacour
La revanche de l’objet Pichet ou broc, coupe ou compotier, bouteille et autres pots… Manifestement, Annie Lacour ne fait rien comme tout le monde. Après avoir visité la basse-cour et ses poules, elle s’attaque à l’univers domestique et à ses ustensiles. Choix surprenant, car, on le sait, c’est la peinture qui a pris en charge la nature morte et ses objets plus ou moins anodins. Selon l’historien de l’art américain, Meyer Schapiro, « La nature morte est composée d’objets artificiels ou naturels que l’homme s’approprie pour son usage ou son plaisir ; plus petits que nous et à portée de notre main, ces objets doivent leur existence et leur emplacement à la volonté et à l’intervention de l’homme. Faits et utilisés par lui, ils nous communiquent le sentiment qu’a l’homme de son pouvoir sur les choses ». Riche en symboles et bavarde dans l’art hollandais du XVIIe siècle, elle devient avec Cézanne et les cubistes un champ d’expérimentation permettant de jouer sur des associations inédites entre les formes, lesquelles obéissent dès lors à une logique plus plastique que discursive. La sculpture, elle, fascinée par la figure humaine, héroïque et idéalisée, a superbement ignoré, voire méprisé la nature morte, depuis toujours située en bas de la hiérarchie des genres.
Cependant, le XXe siècle qui s’ouvre sur les ready-made accorde une place prépondérante à ces composants inanimés de la réalité, fabriqués ou naturels. En inondant le domaine artistique, l’objet prend sa revanche et se fait assemblage ou installation. Puis, à l’ère glorieuse de la consommation, il tente de se transformer en un sujet autonome. Toutefois, les objets de Lacour ne partagent pas le désir de nombreux artistes d’abolir les frontières entre l’art et la vie, d’introduire la banalité au cœur de la création. Chez elle, le réel n’est pas mis à l’épreuve à l’aide d’une description minutieuse ou exhaustive, mais se voit réduit à l’essentiel.
Les structures analogues, simples en apparence, sont à rebours de toute virtuosité ou de la démonstration d’un savoir-faire.
Vie silencieuse
Face à ces « choses », le regard qui tâtonne hésite. De fait, ces formes incertaines ou même méconnaissables permettent souvent une double lecture. L’une, largement ouverte, se développe à partir d’un noyau central ; est-elle une coupe de fruits ou une fleur qui s’épanouit ? L’autre, plus élancée, avec un bec fin, est-elle un pichet ou un oiseau qui s’est posé momentanément ? Ailleurs encore, un pot qui s’élargit vers le bas fait songer à un personnage portant un tablier.
Toutes ces œuvres, réalisées en fer, ont en commun un « épiderme » frotté, un peu accidenté, qui semble réfracter et faire vibrer le moindre rayon d’une lumière frémissante. Cependant, le plus souvent, ces travaux regroupent plusieurs éléments qui se juxtaposent, se touchent, se lient, s’enchevêtrent pratiquement. Des natures mortes ? Sans doute, mais aussi des paysages urbains aux gratte-ciels étranges, un peu branlants, qui se penchent les uns vers les autres. Des natures vivantes également car ces formes, alignées sur un socle, sont à l’image d’un portrait de groupe.
Plus précisément, on pense à ce genre de peinture nommé conversation pièce, moins rigide que le portrait de groupe, car les personnages y entretiennent entre eux des rapports de conversation ou communiquent par des gestes. Architecture, objets, êtres humains ? Le spectateur laissera divaguer son imagination sans oublier que dans la plupart des langues (anglais, allemand, néerlandais, etc.) on préfère les termes de vie tranquille ou de silencieuse à celui de nature morte.
Itzhak Goldberg, juin 2019
Retrouvailles avec l’objet
Les objets archaïques peuplent notre imaginaire et nous accompagnent dans nos lieux. Laisser surgir leur présence… choses vues… un relief de Donatello composé d’un personnage de profil présentant une coupe… l’unique nature morte d’isabelle Waldberg… les compotiers d’Henri Laurens, les nobles objets de Morandi dont le souvenir s’offrent à moi dans ce temps d’atelier. Sobres rencontres croisées, enfouies, puis oubliées. Pot en zinc trimbalé d’atelier en atelier, l’arrosoir retrouvé et autres récipients… de la vie domestique. Ces ustensiles de fer fin aux formes dynamiques et ces terres cuites aux formes presque organiques. Ils deviendront les acteurs de compositions graphiques sur un format donné. Je me laisse surprendre, jusqu’à ce jour… conduite par un désir incertain à peine exprimé. Me voici enfin, prête à dialoguer avec ces objets de notre histoire intime.
De simples pots cafetières dénichées dans les lieux divers que j’habite à Paris, à la campagne. La lumière change et de brèves écritures à l’encre sont jetées sur le papier. Vient un autre temps, celui de la sculpture. Corps-objets en mouvement dont le chant et la danse résonnent et scandent l’espace. J’ouvre les mains et accueille cette matière fine, abrupte et effeuillée ployée sous l’effet du feu. Ce rituel pour cheminer entre abstraction et expression, entre formes creuses et convexes, jusqu’aux retrouvailles avec l’objet.
Texte « Nature morte » d’Annie Lacour, 2019
Photo Sculptures Annie Lacour Le Corridor
Les Voies du regard et de la présence
Sans fin rapporte une traque dans l’empire du détraqué. Poursuivre sans relâche, cerner le détraqué. Pris au pied de la lettre étymologique, détraqué signifie qui n’a plus de chemin, ni devant ni derrière, une déroute, sans issue ni direction.
Michel Rey l’énonce d’emblée et crûment : « Sans fin — Un an. Mort de mon père, de mon frère, de ma sœur. Voyage sans fin ou comment mon totem s’est imposé pour remplir le vide. »…
…Le projet artistique est compact, durable, inconfortable, il tend vers un épuisement du sujet par une réflexion troublante sur l’identité. Il va à l’essentiel de ce qui durera. Il est laissé au silence immuable de ces espaces infinis qui nous effraient, l’incertitude de contenu et la certitude de l’avènement de ce que Blaise Pascal nommait « l’éternité de ma condition future ». Sait-on ce que l’on possède avant le jour où on le perd ? La démarche est sèche, austère, globale et importante. Fixer son propre univers en fusion, déjà partiellement réduit en cendres, c’est lier l’incandescence et le rassemblement dans la mécanique sans relief de l’image. Un état visuel est arrêté, définitivement.
Afin de trouver le bon chemin, la bonne méthode, avec exactitude et minutie comme toujours pour Michel Rey, esprit rationnel et sensible, une réflexion approfondie et des essais ont été menés. La photographie est ici espace perturbant, sincère, douloureux et touchant par son authenticité. Comme corps-à-corps, fonction essentielle, elle induit un dialogue visuel, puissant et silencieux avec le vivant…
Extrait issu du texte de Joëlle Busca sur le diaporama « Sans fin » réalisé en 2016 durant le workshop d’Antoine d’Agata
Regard singulier, démarche obsessionnelle
Ma formation d’ingénieur et de physicien m’invite à interroger, mettre en tension l’équilibre, la pesanteur, l’inertie, la stabilité des objets et la dérision de ces états éphémères, à figer leur instabilité et préfigurer leur futur à travers le médium photographique.
L’enjeu de ce travail intitulé Métastable n’est pas de reproduire le visible par une description objective des objets mais de saisir avec le médium photographique la façon dont ils s’animent et s’engagent dans le réel. Il s’agit de singulariser le regard porté sur l’objet et de rendre visible ce qui est latent.
Je tente de reconstruire les perturbations, les déformations vivantes et continues des lois de la nature, de la vie : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme en un équilibre métastable et éphémère.
Dans ce processus de construction, j’abonde « l’obsessionalité de l’arrangement » tel qu’énoncé par Michel Frizot, néanmoins, je ne photographie pas pour m’échapper du réel mais pour fabriquer les images de mon imaginaire.
Extrait du texte « Métastable » de Michel Rey, 2020.
Réouverture de la galerie Le Corridor le 15 août, exposition Matière sensible jusqu’au 6 septembre.