Même en côtoyant plusieurs autres candidatures autour des 10 % d’intentions de vote dans les sondages, la liste municipaliste, sans personnalités connues, s’impose comme un phénomène remarquable du scrutin montpelliérain.
Une seule journée (le mercredi 22 janvier 2020). Mais déjà deux impressions tranchées. Le matin, on consulte sur Internet le site de la liste Nous Sommes pour les prochaines élections municipales à Montpellier. Le soir, on se retrouve à l’inauguration du local de campagne de cette même liste.
Quand on consulte le trombinoscope des candidats sur l’écran d’ordinateur, quand on remarque l’esthétique hyper clean, presque clinquante, de son rendu graphique, quand on parcourt les mentions concernant chacun et chacune (dans un ordre strictement paritaire), on croit à un tableau d’un certain Montpellier plutôt à l’aise : 37 ans de moyenne d’âge (« la même que la population de la ville » se réjouissent certain.e.s), solidement diplômé.e.s, œuvrant massivement dans le tertiaire, volontiers dans le social, l’éducatif, la recherche, la créativité, les missions d’étude et autres conduites de projets.
Mais en fin d’après-midi, au moment de s’approcher de ce qui s’appelle dorénavant leur « quartier généreux », où se pressent quelques bonnes centaines de personnes, c’est une autre nuance qu’on capte : pleine d’ébullition, hyper tonique, décontractée, et finalement tout un brouhaha plutôt « populaire ». Dans ce mot, on veut dire que même si Montpellier n’est vraiment pas ouvrière, une part énorme de ses créatifs, associatifs, et autres hyper-actifs, tutoie souvent la débrouille du quotidien sans grand confort.
Il faudrait garder en tête une donnée que les médias dominants n’ont quasiment pas questionnée : Jean-Luc Mélenchon a frôlé les 32 % aux présidentielles dans la capitale languedocienne, très loin devant tout autre candidat (dans une ville dont le maire girouette disait soutenir Macron). Un rapide coup d’oeil sur la carte électorale était parlant : dans les urnes, l’alliance s’était nouée entre population des cités populaires, et des cohortes de jeunesse éduquée flottant entre précarité et rébellions.
On revient donc sur notre perplexité de ce 22 janvier. C’est aussi la date d’une conférence de presse de présentation du programme. Alenka Doulain, tête de liste, mais tous les autres intervenants, ne cessent de marteler au détour de leurs phrases : « Nous sommes la liste la plus crédible ». « La plus légitime ». « La plus sérieuse ». « La mieux préparée ». « Connaissant la plus forte dynamique ». Etc. « On voulait nous confiner dans la catégorie des listes témoignages, ou bien à l’extrême-gauche. Totale erreur de perspective ».
Quant à la question des looks, un peu ingénument, une membre de Nous Sommes confie : « Nous sommes dorénavant rentré.e.s en campagne. Quels que soient nos choix de vie personnels, on ne va pas affaiblir notre efficacité en affichant des allures et des manières d’être qui éveilleraient de la méfiance chez les gens ». Alors dans ces lignes, faut-il s’attarder ainsi sur ce qui pourrait ne sembler que détails vestimentaires ? Ou bien, faut-il considérer que ces partages entre engagements de fond et choix de communication sont finalement chargés de significations ?
Nous Sommes s’est ébroué patiemment tout au long de l’année 2018. L’un de ses foyers est amical, par liens tissés dans l’immeuble Realis que la Région Occitanie finance en périphérie de Montpellier. Vite dit, on pourrait le décrire en pépinières d’entreprises de l’économie sociale et solidaire. Voilà le lieu. Quant à la date-événement, l’étape montpelliéraine du grand tour d’Alternatiba fut l’un des déclencheurs. Déjà le noyau élargi de Réalis s’était lancé dans une mise en pratique des principes d’organisation et d’empowerment des groupes d’exclus et démunis, théorisés par l’Américain Saul Alinsky. Très prisé dans le monde de l’action sociale, son maître ouvrage s’intitule Être radical – Manuel pragmatique pour radicaux réalistes.
On va donc sonner aux portes de La Paillade, immense quartier tout proche, parmi les plus déshérités de Montpellier. Il s’agit de « recueillir les colères », « pointer les injustices », « nommer », « encourager l’organisation entre les gens concernés ». Puis le passage de la caravane d’Alternatiba favorise de grands débats. Des délégués de Barcelona en comù sont de la partie. Il s’agit du mouvement citoyen, avatar catalan proche de la philosophie de Podemos, qui accompagne la gestion d’Ada Colau à la tête de la municipalité barcelonaise.
À Montpellier, les gens de Nous sommes vont enchaîner des agoras de loin en loin : « cinquante, puis cent, puis cent soixante-dix, chacune nous vaut une salve de nouveaux arrivants » raconte Margot, « et nous nous formons en même temps qu’ils se forment. Les groupes de travail, les pôles organisationnels, les enquêtes de terrain, la consultation des gens, tout cela se peaufine, en même temps que notre organisation, nos modes de décision. On ne grille aucune étape. C’est la condition pour être vraiment intégrateurs, cohérents tout en s’enrichissant d’ouverture et de diversité interne ».
Il se passe indubitablement quelque chose de différent dans Nous sommes. Pascal n’a rejoint le mouvement qu’en octobre 2019. Il s’enthousiasme : « Tout s’est enchaîné très vite. J’ai pu découvrir la prodigieuse créativité, l’énergie, l’efficacité, la haute qualité de l’organisation et… la bonne humeur et l’incroyable solidarité qui fait vivre ce collectif. Et je n’en suis pas encore revenu, jamais je n’avais connu cela à ce point » s’enthousiasme ce néophyte qui, jeune retraité comptant donc dans ces rangs parmi les aînés, n’est pourtant pas tombé de la dernière bruine de l’expérience militante.
Mieux : le voici candidat sur la liste, et porte-parole, sans avoir rien réclamé. Il raconte : « C’est un ami qui est venu me chercher, m’a convaincu de présenter ma candidature. » Ils ont été cent trente-six à le faire sur une plateforme Internet totalement ouverte, à cet effet. « Puis j’ai été auditionné par un groupe où je ne connaissais personne. Sur la base de quoi, on m’a fait savoir que ma présence sur la liste était souhaitée ».
Toute une quantité de garde-fous sont posés : « aucune démocratie permanente ne fonctionnera quand nous aurons pris la municipalité, si elle ne fonctionne pas déjà à fond au sein de la liste » avertit Margot. Personne n’est candidat dans les membres du groupe procédant à sa sélection. « Il ne s’agissait pas de mettre en avant un panel de super influenceurs, mais de composer un groupe apte à fonctionner, en composant au mieux une diversité d’âges, de quartiers, d’expériences professionnelles et citoyennes, à l’image de ce qu’est Montpellier ».
Du temps a été pris, là encore pour se former, se connaître. Suite à quoi, la liste elle-même a décidé de son ordonnancement, en recourant au « jugement majoritaire ». Des critères sont partagés par tous, et une patiente recherche de consensus permet de profiler l’ensemble. La tête de liste elle-même sera désignée de cette façon, et tout à la fin : « Alenka Doulain a été appréciée comme meilleur dénominateur commun ; celle qui montrait le plus de capacité à fédérer et faire avancer les dynamiques collectives ».
Aujourd’hui un programme détaillé – issu d’une colossale remontée d’observations et attentes formulées sur le terrain, quartier par quartier – précédemment un livre blanc, mais tout d’abord un manifeste, pose les axes fondamentaux de la démarche. La transition écologique (énormément), la justice sociale, et l’activation d’une démocratie permanente, sont les trois axes systématiquement développés. Dans le manifeste est campée la posture d’origine.
On y lit qu’il y a « eux » et qu’il y a « nous ». Par exemple : eux « brandissent leurs « experts », leurs urbanistes assermentés, leurs copains à qui ils ont fait des promesses, bref une bonne équipe de metteurs en scène, modelant la ville à leur image, si éloignée de nos usages ». Face à « eux », « nous avons un avis sur chacune [des] choses [qui font notre ville], qui que nous soyons, habitant.e.s de toujours ou nouveaux.elles venu.e.s, et nous en discutons. Ce que nous savons a de la valeur, car nos usages pèsent : nous sommes politiques. Et puisque cela nous concerne tant, nous ne nous contenterons pas de débattre ou d’être entendu.e.s, nous voulons décider ».
En quoi consiste ici le potentiel de radicalité ? Une activiste d’Alternatiba affiche son scepticisme : « Déjà, il faut considérer que les mairies n’ont presque pas de pouvoir et encore moins de moyens. Mais je me méfie aussi de la naïveté d’anti-politiciens qui règne à Nous Sommes. Beaucoup n’ont même jamais voté. Très bien. Mais on a vu comment ça peut tourner avec les gens de la République en marche dont beaucoup étaient tout aussi pleins de bonne volonté ».
Autre issu d’Alternatiba (et de Nuit Debout, et d’Extinction Rebellion, et des Gilets jaunes), Benjamin bouillonne au contraire : « Enfin, les soixante-huitards passent la main ! Il se passe un extraordinaire mouvement social qui marquera pour des années et des années, dans lequel on n’a pas fini de puiser des tas de renouvellements. Tout peut basculer dans les mois qui viennent. En tout cas, nous avons déjà huit semaines de campagne pour faire de la ville un grand terrain de jeu de l’intelligence ».
C’est lui qui a importé à Montpellier, les green tags : des pochoirs apposés sur des murs très sales, passés au karsher, permettent de transformer en slogans la partie nettoyée. Misérable réaction de la ville de Montpellier : menaces de porter plainte. Ridiculisation : comment attaquer en justice un simple nettoyage ? On remet donc ça en plein jour, devant la Préfecture. Nouvelle parade municipale : « ils re-salissent en repeignant dessus. À ce genre de jeu, ils n’ont pas fini de goûter à notre formidable inventivité dans les semaines qui viennent. Ils sont nuls ».
Un autre observateur montpelliérain se renfrogne : « si Alenka Doulain se voit en Ada Colau, son problème est que ça se passe sans Indignados et sans lutte contre les expulsions ». En effet, les Podemos espagnols,comme les En comù barcelonais, s’annoncent bannière au vent, en continuateurs politiques des engagements radicaux de terrain. En revanche, il faut prendre une bonne loupe pour relever la mention du soutien de la France Insoumise à la liste Nous sommes.
On sait en profiter, par effet de contraste avec le naufrage des « tambouilles d’appareil », qui affecte la liste EELV montpelliéraine, et son alliance directe avec une majorité des Insoumis du cru, finalement désavouée par les instances nationales, d’abord mélenchoniennes, puis vertes. Mais les Insoumis de Nous Sommes font profil bas : « cette liste correspond parfaitement aux démarches citoyennes qu’a décidé de soutenir la France insoumise. Or ici dans le mouvement, nul n’agit comme représentant d’une étiquette, mais seulement comme membre du collectif au rang de tous les autres ».
Julien et Nathalie se réjouissent de « revivre avec Nous sommes le plaisir et la fraîcheur de la campagne pour Mélenchon aux présidentielles ». Et s’ils admettent que des militants insoumis peuvent se réunir entre eux, « c’est pour trouver le moyen de ramener vers Nous sommes ce vote des quartiers populaires qui s’étaient soulevé pour Mélenchon comme un grand espoir ». Même discrétion absolue concernant les Gilets jaunes, dont pas une ligne ne fait mention sur tout le site internet de la liste.
Pourtant, comme d’autres, le très jeune Pierre en a été : « Je suis d’un milieu familial très populaire. Les gilets jaunes ont bouleversé ma vie pour toujours. J’y ai retrouvé des gens simples et vrais, alors que je suis mal à l’aise dans le milieu de la fac. Alors, c’est sûr que le côté végétarien bio à vélo qui règne dans Nous Sommes ne me fait pas trop vibrer. Mais l’essentiel, c’est l’horizontalité démocratique. Le même souci que celui des Gilets jaunes. Le consensus, la délibération, c’est difficile, ça prend du temps, mais ça vaut vraiment la peine, et on y arrive ! ».
Le dernier outil en date pour nourrir la liste est l’ouverture de la plateforme Decidim (en catalan : Décidons) sur Internet. Chaque Montpelliérain.e peut y exposer ses points de vue, ses suggestions, sur la vie de la cité ; les partager, les discuter, et même les départager par votations. Mais une ligne politique n’est-elle qu’amalgame de desiderata de citoyens ? À cet égard, Alenka Doulain vient de jeter le trouble chez certain.e.s à gauche.
Elle s’est présentée devant les parents d’une école de La Paillade, après que des rafales de kalachnikov aient semé la terreur dans le quartier. Elle y a exposé son intention de résoudre les problèmes en embauchant cinquante policiers municipaux, pour les déployer mieux auprès de la population. Premier problème : qui peut croire que la seule réponse policière soit à même de résoudre les problèmes catastrophiques de ce quartier ? Deuxième problème : n’est-on pas typiquement dans la logique des promesses de campagne qu’un Philippe Saurel (actuel maire de la ville), voire un candidat RN pourraient formuler en termes strictement identiques ?
Elle nous répond elle-même qu’il est « important d’aller dire à ces habitant.e.s qu’on les soutient, à leur côté, alors qu’ils se sentent totalement délaissés, dans des circonstances graves, menaçantes ». Certes, mais un membre de Nous Sommes nous rappelle à « des impératifs de communication ». « Nous devons être là où on ne nous attend pas. Par exemple, assurer que nous voulons remettre en ordre beaucoup d’aspects difficilement vivables de Montpellier ; notamment y retrouver la tranquillité ».
Communiquons, communiquons. Plus naïvement, un colistier s’étonne : « Si on écoute les gens, c’est clair qu’ils aspirent à cette réponse policière ». Puisque c’est dit.
Gérard Mayen