Trois ans après une première reculade, le texte, contesté par militants, journalistes et lanceurs d’alerte, doit être adopté ce jeudi à l’Assemblée. Il restreint la liberté d’expression au profit de l’opacité des entreprises.
On le savait déjà, cela se confirme : Emmanuel Macron est business friendly, sans toutefois assumer ses convictions – jésuitisme oblige. C’est toute l’histoire de la loi sur le secret des affaires, qui doit être définitivement adoptée ce jeudi par les députés. Médias, syndicats et ONG sont vent debout contre cette «attaque sans précédent contre le droit d’informer ou d’être informé de manière libre ou indépendante», qu’ils dénoncent dans une tribune publiée mercredi par Libération.
Sous couvert de lutte contre l’espionnage économique, vieux comme le monde – une légende sous l’Antiquité prêtant aux armateurs phéniciens d’avoir un espion dans chaque port -, il s’agit désormais de mieux poursuivre la violation d’un «secret des affaires» à géométrie très variable. En la matière, les entreprises sont déjà largement couvertes, avec une législation protégeant leurs brevets et autres propriétés plus ou moins intellectuelles, sans compter la répression de l’espionnage tout court. Dans une logique du toujours plus, il s’agit désormais de traduire en droit français une directive européenne de 2016, fruit d’un lobbying intensif du big business, réprimant la divulgation de toute information sensible, définie comme ayant une valeur «économique», au sens très large.
«La bonne»
En bon moine soldat, le député LREM Raphaël Gauvain s’est dévoué pour déposer une proposition visant à traduire en droit français le texte européen – l’Elysée étant ravi de ne pas apparaître en première ligne. «Nous avons fait du bon travail ! Cette fois est la bonne !» s’enthousiasme-t-il. Car ce n’est pas la première tentative de musèlement de la liberté d’expression au nom de la protection de la vie privée des entreprises.
Entre autres précédentes initiatives, celle d’un Emmanuel Macron, en 2015, alors jeune ministre de l’Economie, jurant de sa bonne foi par une rafale de tweets frénétiques : «L’amendement sur le secret des affaires vise uniquement à protéger nos entreprises de l’espionnage économique… Il n’est pas question de réduire en quoi que ce soit la liberté de la presse… Toutes les garanties seront apportées sur ce point…» Avant de devoir faire machine arrière, manœuvre effectuée à l’époque par un certain Richard Ferrand, alors député socialiste et aujourd’hui à la tête du groupe LREM à l’Assemblée : «Nous gardons la conviction que ce texte n’était attentatoire ni à la liberté de la presse ni à celle des lanceurs d’alerte, mais, vu l’émoi suscité, le groupe socialiste a jugé sage de retirer le texte.»
Trois ans plus tard, le verticalisme jupitérien ne s’embarrasse plus de ce genre de considération, nonobstant une pétition intitulée «Stop à la directive secret des affaires !» signée par près de 550 000 citoyens.
Le texte, qui doit être voté jeudi et sans suspense par la majorité disciplinée, a été validé en commission mixte paritaire (CMP, une structure commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui a pour fonction de mettre d’accord les deux Chambres sur un texte de loi) fin mai.
S’agissant du sort des lanceurs d’alerte, consacrés par la loi Sapin II du 9 décembre 2016, Raphaël Gauvain admet qu’il «n’a pas été facile d’articuler les deux dispositifs. [Notre] démarche n’a pas toujours été comprise. Nous sommes parvenus, je crois, à rendre la loi utilisable et intelligible par les praticiens». La pétition du collectif Stop secret d’affaires, constitué de «praticiens», aura traduit à sa manière : «La loi érige le secret des affaires en principe général et relègue la liberté d’information au rang de simple exception, sans poser de cadre précis.»
Ambiguïté
Autre perle relevée dans le compte rendu de la commission mixte paritaire, cette intervention du sénateur socialiste Jean-Yves Leconte : «L’optimisation fiscale a été maintenue dans le champ des savoir-faire protégés. Or, si elle n’est pas [toujours] de la fraude, elle ne mérite tout de même pas d’être protégée car elle va à l’encontre de l’intérêt général.» C’est toute l’ambiguïté de cette loi sur le secret des affaires : s’il sera toujours loisible (à des journalistes, syndicalistes, salariés, militants ou autres lanceurs d’alerte) de dénoncer des crimes ou délits pénalement répréhensibles, la simple dénonciation à la morale publique (du moins l’idée qu’on s’en fait) serait désormais répréhensible : l’évasion fiscale, zone grise en ce qui est légal (optimisation) ou ne l’est pas (fraude), en est le meilleur exemple.
Mais tout n’est pas sombre. Le Sénat avait refusé de voter le principe de dommages et intérêts pour plaintes abusives déposées par de pseudo-détenteurs de «secret des affaires», histoire de freiner les procédures dites «bâillons». La CMP en a rétabli le principe, portant la contre-amende à 20 % des sommes initialement réclamées. Dans une claire allusion au groupe Bolloré attaquant France 2, «il s’exposerait demain à 10 millions d’euros d’amende en cas de procédure dilatoire ou abusive».