Le 15 janvier 1919, la militante et théoricienne marxiste allemande était abattue par les corps francs chargés, par le ministre SPD de la défense, d’écraser l’insurrection spartakiste. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention. Pacifiste intransigeante, elle se défiait de l’autoritarisme léniniste et condamnait la terreur bolchevique. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d’une guerre impérialiste qu’ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l’exploitation et dont elle s’était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Cent ans après son assassinat, la femme reste à découvrir pour la force singulière de son engagement.
A l’occasion de ce triste anniversaire nous publions un texte de Florence Delmotte Docteur en sciences politiques, ainsi qu’un extrait de l’article de Rosa Luxemburg sur « l’œuvre posthume de Karl Marx ».
La « démocratie socialiste ». Contenu et conditions d’une émancipation radicale chez Rosa Luxemburg
Par Florence Delmotte*
À travers son œuvre écrite comme à travers sa vie politique – qu’il est probablement erroné de vouloir démêler, mais aussi difficile d’aborder tout ensemble, étant donné la richesse de l’une et de l’autre et les conflits d’interprétation qui les entourent – Rosa Luxemburg a défendu l’indissociabilité absolue de la révolution socialiste, du programme politique du marxisme, et de la démocratie. Pas de socialisme, entendu comme projet d’émancipation radicale des travailleurs ou des masses, ou de communisme, pour reprendre le terme de Marx, sans démocratie. Pousser le plus loin possible le développement des libertés publiques est en effet la condition de l’un et de l’autre, et cela passe au besoin, selon le contexte, par la défense des droits, des libertés et autres institutions de la démocratie prétendument bourgeoise. Cette conviction, qu’il est dangereux mais aussi profondément irréaliste de dissocier le fond ou le contenu social de la démocratie de ses formes et institutions, de négliger voire de sacrifier la question des moyens au profit de celle des fins, est une des plus constantes de la pensée et du parcours, pourtant accidenté, et marqué par le pragmatisme, de Rosa Luxemburg. La démocratie socialiste passe en effet par l’apprentissage et la pratique la plus étendue possible de toutes les formes de libertés publiques par les masses. Cela n’empêche nullement Luxemburg de considérer le rôle important du parti, de défendre le parlementarisme dans certains contextes et dans d’autres de le condamner au profit du pouvoir des « conseils ». Précisément, la pensée de Rosa Luxemburg, sa vigilance, consiste à se tenir seule sur une ligne de crête ou de mener double front : contre la trahison, par la social-démocratie allemande, des objectifs révolutionnaires du socialisme au profit de la bureaucratisation et de la conquête de l’appareil d’État ; contre la dictature du parti bolchevique en Russie. Avec La Révolution russe, brochure écrite en prison et qui n’était pas destinée à être publiée, on lui doit la première critique marxiste de la révolution russe d’Octobre et l’un des textes les plus importants du marxisme sur la démocratie selon la plupart des spécialistes. Toujours actuel, ce texte contribue surtout à penser le socialisme comme pouvoir « par en bas », mais dont il importe de penser l’organisation et le contenu, ce que négligeraient à l’heure actuelle la plupart des mouvements spontanés de transformation sociale.
*Florence Delmotte, est Docteure en sciences politiques (Université libre de Bruxelles). – Chercheuse au Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.
« A l’école du socialisme »*
par Rosa Luxemburg
D’un certain point de vue, l’économie politique constitue une exception parmi toutes les sciences, le seul exemple d’une discipline à qui il est défendu d’écrire sa propre histoire. Dans ce cas en effet, la condition première de l’historiographie est la connaissance du rapport entre le processus social et son reflet théorique, dont l’absence même constitue la base scientifique de l’économie politique bourgeoise et de ses méthodes. De ce fait résulte l’étrange réalité que l’économie politique est dans l’obscurité en ce qui concerne son objet d’étude, sa matière même, alors que ses historiens érudits cherchent désespérément les débuts de ses théories à l’aube de l’histoire humaine, dans l’Orient classique, presque chez les hommes-singes, en un mot, partout où il est aussi peu probable de la trouver que de découvrir son unique et véritable objet : le mode de production capitaliste. La représentation de l’économie politique comme science absolue et éternelle en regard du passé répond logiquement à la représentation de la société bourgeoise comme forme sociale absolue et éternelle en regard de l’avenir. Il ressort de ces deux faits que l’histoire de l’économie politique ne pouvait être écrite que par un socialiste, plus exactement du seul point de vue de Marx. […] Dans un strict parallélisme à ses mutations politiques, la bourgeoisie demeure, en économie politique également, porteuse de la recherche scientifique tant qu’elle se tourne contre la société féodale, et tombe immédiatement dans le vulgaire et l’apologétique dès qu’elle se trouve face à la classe ouvrière grandissante. Et si l’histoire théorique du socialisme se développe dans le sens de l’utopie vers la science, Marx nous décrit pour la première fois l’histoire de l’économie bourgeoise de la science vers l’utopie – de la connaissance des lois de mouvement internes de la société bourgeoise à la théorie apologétique de l’immortalisation de cette société contre ses propres lois de mouvement. […]
Bien entendu, le rapport entre une histoire critique de l’économie politique bourgeoise et le combat quotidien de la social-démocratie semble difficile à saisir au premier abord, d’autant plus que, ces derniers temps, la vivacité même du sentiment pour l’importance de la théorie n’apparaît pas assez clairement dans le flot formidablement élargi du mouvement prolétarien. Sans aucun doute, tout le combat de la social-démocratie est animé par les vues de Marx sur les conditions et les visées sociales, tel un train en route sur des rails bien définis qui suit la direction prescrite par la seule loi de l’inertie. Mais le travail de fourmi de la pratique et les escarmouches économiques et politiques quotidiennes menacent de plus en plus de reléguer à l’arrière-plan le processus conscient et incontournable de transformation, de réévaluation de l’ensemble de la pensée du prolétariat dans l’esprit de la conception révolutionnaire du monde chez Marx. […]
*Extraits de À l’école du socialisme, tome II des Œuvres complètes, Editions Agone & Smolny, 2012, p. 90-99.