Quelle que soit la légitimité de leur contestation, les gilets jaunes ont apparemment peu de rapport avec les principes démocratiques. Les médias télévisés notamment n’ont eu de cesse d’alarmer les téléspectateurs sur la violence extrême du mouvement. Le refus de ses membres d’être représentés, les prises à partie haineuses des adversaires, les entrées en force dans les ministères, dans les institutions publiques, ou les temples de la consommation, toutes ces images mises bout à bout alimentent l’idée d’un soulèvement barbare. À y regarder de plus près, on constate que les débordements et les détériorations ciblent des symboles du grand capitalisme, banques, assurances, plateformes et médias contrôlés…
Avant que la classe moyenne ait l’idée saugrenue d’enfiler un gilet de détresse, de tous les horizons venait déjà la critique du système. L’appel à une réforme de la constitution n’est pas nouveau. Il effleure le débat à chaque grande échéance électorale. Le Français moyen ne connaît sans doute pas la constitution sur le bout des doigts mais il a connaissance de l’article 49.3. Les débats à l’Assemblée et les votes en catimini le déçoivent, comme la faiblesse de l’exécutif et la puissance des lobbies. Si bien qu’aujourd’hui, pour la majorité des Français le système représentatif est suspect. (1)
F Force est de constater, par ailleurs, qu’une bonne part des membres de la sphère politique nationale s’est émancipée à sa façon, elle aussi, des principes démocratiques. Les nombreuses affaires frappent aujourd’hui aux portes du sommet de l’État, la corruption est une pratique courante dans le monde des grandes entreprises. En dépit du secret des affaires, la collusion entre l’État et la sphère des grands intérêts financiers se révèle chaque jour davantage. Et elle s’intensifie à la vitesse que lui permet l’intelligence artificielle.
L’histoire politique de la France est marquée par trois types de désaccords : la question du régime, la question religieuse et la question sociale. L’avènement d’un président sorti du chapeau de quelques milliardaires, son arrogance, sa conception verticale du pouvoir, sa volonté de marginaliser les corps intermédiaires et l’immense distance qui le sépare des réalités populaires ont certainement catalysé la colère de la majorité des Français. Emmanuel Macron ne s’entoure que de gens qui lui ressemblent. Sans expérience humaine, les macronistes au pouvoir depuis mai 2017 évoluent entre les décombres de partis politiques en ruines en exacerbant les clivages sociaux, religieux et identitaires pour imposer leur doctrine néolibérale. Malgré certaines dérives, les gilets jaunes français doivent être écoutés car le mal-être qu’ils expriment est réel et a des racines profondes.
Par une belle journée de novembre, le peuple français se retrouve presque par hasard sur un rond-point et se met à échanger, puis à y construire des cabanes. Oubliés des élites, en discutant entre eux, les gouvernés prennent conscience qu’ils disposent d’un pouvoir politique, celui du peuple souverain, et décide de s’en saisir. Ils contestent la démocratie représentative, le fait que lorsqu’on leur demande de voter, on ne leur demande pas ce qu’ils veulent, mais qui ils veulent. Les classes moyennes n’ont plus confiance.
Autrefois, le système représentatif ne pouvait prétendre à être démocratique que par l’existence du suffrage universel, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’argent, la financiarisation de l’économie et la prise de pouvoir technologique ont tout corrompu. Le dernier président qu’ils ont élu n’arrête pas de leur en faire la démonstration. Il est temps de réinventer la politique en remettant les pieds sur terre, à partir des réalités humaines et locales.
Résister aux gueux et noyer le poisson
Concentrés dans quelques mains amies, auprès desquelles le candidat Macron a trouvé un solide appui pour prendre le pouvoir, les groupes de presse entrent dans la bataille de l’opinion pour discréditer le mouvement et jouer sur sa division mais rien n’y a fait. Pire que tout, les Français soutiennent majoritairement les gilets jaunes même s’ils ne sont pas vraiment bien informés. Entre les feux de leur direction et celui du terrain peu habituel où les reporters sont souvent pris à partie, les journalistes peinent à trouver un équilibre. Leurs pratiques et le temps dont ils disposent les écartent pour l’essentiel de ce qui se passe.
Devant l’ampleur que prennent les choses, le président Macron se résout tardivement à envisager quelques concessions budgétaires. Mais il s’y prend mal. Malgré le calibrage aux petits oignons que lui concocte son staff hyper compétent, ses annonces ont le goût de la brioche de Marie Antoinette. Aussitôt annoncés, les quelques milliards débloqués paraissent insuffisants et la savante communication orchestrée par les services de l’Élysée autour d’un « beau cadeau » est tout de suite perçu comme un subterfuge.
La grande consultation souhaitée par Emmanuel Macron pour tenter d’éteindre la grogne du mouvement des gilets jaunes n’aura pas plus de succès auprès d’eux qui le boycottent majoritairement, mais elle s’avère tactiquement utile pour désamorcer le mécontentement de certains élus locaux. Elle débute par la démission de la présidente de la Commission Nationale du Débat Public, Chantal Jouano, chargée de la piloter, avant de se transformer en campagne de promotion présidentielle. Au final, le grand débat ne répond pas à une demande des gilets jaunes, c’est un abaissement du débat public et une vraie menace pour la démocratie mais la formule sera reconduite.
Poursuivre et mentir
Le phénomène est global, partout dans le monde les démocraties libérales adoptent le mensonge comme mode de gouvernance. Ce qui tient lieu d’originalité avec le gouvernement français c’est l’alternance entre mensonges subtils et grossiers. Mensonge subtil sur les visées réelles des réformes défendues. Lorsque le président s’emploie à convaincre patiemment l’opinion et les partenaires sociaux du bien fondé de la retraite par points à la faveur des fonds de pensions, sans se soucier le moindre instant des conséquences qu’elle générerait dans la vie d’une grande partie des Français. Mensonge grossier, quand le ministre de l’intérieur tweete le 1er mai : « Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant et on a blessé un policier mobilisé pour le protéger ».
L’ennui dans cette affaire c’est que le service de réanimation n’a pas fait l’objet d’une attaque par les manifestants qui sont restés à l’extérieur du bâtiment et que le personnel soignant n’a pas été blessé. Certes, après avoir relayé abondamment les déclarations du ministre de l’intérieur sur les chaînes d’information en continu, le débat s’est ouvert. Différentes versions ont surgi, de nombreux médias ont mis en évidence que les faits ne se s’étaient pas déroulés de la manière dont l’exposait Christophe Castaner. Mais cela est-il un signe suffisamment significatif pour attester que notre démocratie est en bonne santé ? Dans l’épilogue de cet épisode croquignolesque, Médiapart a livré le rendu du tribunal de grande instance de Paris qui a débouté les deux élus qui demandaient le retrait du tweet mensonger du ministre de l’intérieur au titre de la loi « fake news » (votée par la majorité gouvernementale), au motif que : « L’information n’étant pas dénuée de tout lien avec des faits réels, la condition selon laquelle l’allégation doit être manifestement inexacte ou trompeuse n’est pas remplie ».
Ce que révèle ce faux pas d’un ministre d’État – loin d’être le seul -, ce sont les pratiques d’une équipe gouvernementale qui confond politique et plan de communication sans parvenir à entrer en communication avec les citoyens. Après s’être coupé du centre de résonance de l’opinion publique que sont les corps intermédiaires, le gouvernement a dû faire face à un mouvement social d’un nouveau type. L’expression de la colère sourde du peuple français, plus particulièrement celle des classes moyennes aux revenus modestes qui épongent les errances de la sphère financière depuis la crise de 2007. Le mouvement des gilets jaunes s’est constitué en dehors des organisations syndicales et des partis et il est sorti massivement dans la rue sans respecter les passages cloutés. Dépassé par les événements qu’il a lui-même suscité, sans interlocuteur avec qui négocier, le gouvernement s’est jugé contraint de recourir à la force. En oubliant que le but d’une gouvernance démocratique n’est pas de trouver de bonnes réponses à des problèmes techniques mais de préserver une communauté politique acceptable fondée sur le consentement.
Droit de l’homme: une plaisanterie
Depuis un an les rassemblements hebdomadaires des gilets jaunes sont marqués par des violences policières d’un niveau inégalé en France. Avec un lourd bilan : deux morts, des blessés par centaines, des estropiés à vie par dizaines.
80 000 policiers et gendarmes sont mobilisés chaque semaine, sans compter les blindés de la gendarmerie et la couverture aérienne par hélicoptère. Aux côtés des gendarmes mobiles et des CRS, le Français qui sort faire ses courses a toutes les chances de tomber sur un groupe de la BAC ou de personnels administratifs non identifiés en action. Le ministère de l’intérieur multiplie les coups de filets contre la société civile : 3 100 condamnations ont été prononcées par les tribunaux à l’encontre des manifestants, un record pour un mouvement social.
Ces violences répétées, les interdictions de manifester, et le phénomène de lassitude face à l’autisme du pouvoir explique aisément qu’il y ait moins de personnes dans les manifestations le samedi. Faut-il pour autant interpréter, comme le font les médias de masse, que le mouvement s’étiole ? Notre démocratie prend des allures de régime policier et dans tout le pays les citoyens se demandent quelle sera la prochaine étape. Vu de l’étranger, cette crise a plusieurs effets révélateurs. Elle met en lumière qu’en France, au pays des droits de l’homme, le cadre dans lequel s’exerce la liberté de la presse est en train de s’effriter et que la séparation des pouvoirs prête de plus en plus à confusion. Le président français n’est plus en mesure d’aborder la question des droits de l’homme avec le président américain, chinois ou russe sur un autre ton que celui de la plaisanterie.
L’acte 53 qui s’est tenu hier a de nouveau été marqué par des violences urbaines et des blessés. La situation n’avance pas. Incapable de répondre aux problèmes que lui pose la population, le pouvoir s’obstine dans son isolement paranoïaque à jouer sur le pourrissement. En juin dernier, Christophe Castaner a convoqué place Beauvau une journée de réflexion sur le « schéma national de maintien de l’ordre », fermée à la presse. Aucune association, à l’instar de l’Acat qui a produit le rapport le plus précis sur les armes du maintien de l’ordre, de la Ligue des droits de l’homme, ni même une institution constitutionnelle comme le Défenseur des droits, n’a été sollicitée.
analyse le politologue Sébastien Roché dans les colonnes d’Alternatives Économiques (2).
Vers quel avenir ?
Tout se passe comme si, dans l’esprit des gouvernants, rien ne doit changer et tout finira par rentrer dans l’ordre. On est malgré tout en droit et en devoir de s’interroger sur la nature de cet ordre nouveau. Si elle ne tient pas sa réputation internationale, la France n’est par ailleurs pas un cas isolé. La principale menace pesant sur les démocraties provient aujourd’hui des dirigeants élus qui sapent le processus même qui les a portés au pouvoir. À la mi-mandat, la promesse de réconcilier les Français, au cœur de la campagne d’Emmanuel Macron, n’a pas été tenue. Le pays est encore plus divisé et les fractures se sont creusées.
Dans la crise durable avec les gilets jaunes, l’usage de la violence et de la manipulation sont apparus comme un aveu de faiblesse du chef de l’État plutôt que d’autorité. Un an après le début du mouvement, contrairement aux apparences, on est très loin du consentement ou de la résignation du côté des gilets jaunes. Mais il paraît difficile d’envisager l’avenir puisqu’ Emmanuel Macron n’a pas apporté l’ombre d’une solution. Notre démocratie pourrait ne pas se relever de ces mouvements hostiles à la classe politique, pensent certains qui agitent toujours le spectre du populisme. Mais n’est-ce pas justement un abandon des intérêts particuliers et un retour prépondérant à la politique et à la solidarité qui calmera la colère de la rue ?
Jean-Marie Dinh
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NOTES:
(1) « Le suffrage par le sort est de nature démocratique ; le suffrage par le choix est celui de l’aristocratie » Montesquieu dans « L’esprit des lois »
(2) Source Alternatives Économiques 15/11/2019